SUR LA PLACE DE GARCHES
Par Michel Bellin le mardi 23 septembre 2008, 07:43 - Lien permanent
Le dimanche matin, en fin de matinée, je descends jusqu'à Garches qui ressemble à un gros village parisien. Là, sur la terrasse, je savoure un pastis et un cigarillo parfumé à la vanille. Je tiens à ce petit rituel : je me réconcilie ainsi avec l'humanité et savoure l'instant-éternité. Les autochtones sont des bobos très fréquentables. Je ne les aborde pas, je me contente de les observer, eux et leur marmaille endimanchée. Ma pensée, sur des volutes bleues, se fait légère et vogue vers un lointain Emirat. L'Ami n'est pas là, mais comme nous tenons l'un à l'autre à ce rituel dominical, comme tant de fois nous y avons cédé, je n'ai aucune peine à l'imaginer là, en face de moi : son sourire, son regard, sa peau mordorée, ses ridicules petites épaules qui m'émeuvent tant, et plus bas, cachée par la table… Mon cœur est alors submergé de tendresse et de reconnaissance, non de nostalgie : un seul jour à la fois, juste ce fragment de vie ! et l'espoir déjà en marche car, si la fuite du temps s'écoule inexorable, la progression de l'espoir grandit elle aussi, inexorable et ineffable : plaisir d'attendre, de différer, d'anticiper.
Le temps me ramènera un jour mon homme magnifique et la petite place de Garches sera en fête !
Le temps me ramènera un jour mon homme magnifique et la petite place de Garches sera en fête !
« Fabrice, Fabrice et encore Fabrice. J'ai envie de le voir, de murmurer son prénom, d'entendre sa voix, de sentir ses mains… Il est tout entier dans mon esprit, comme s'il était le seul remède à ce qui m'arrive.
Mercredi, dix-sept heures, c'est devenu un rituel. Un rendez-vous par semaine, c'est peu. L'attente attise le désir pendant six jours, jusqu'à l'insupportable. J'en perds le sommeil et me surprends à serrer mon oreiller en imaginant sa présence près de moi, toute la nuit.
Octobre, novembre… Mais comment n'ont-ils rien deviné ? C'est incroyable !
Je me sens tellement idiot, tellement ailleurs, que cela doit se voir comme une tache au milieu de la figure. Les professeurs m'ont repéré : « Hé ! Langlade ! C'est ici que ça se passe, ici ! » Le dos cassé sur une chaise inconfortable, dans une salle grise et remplie d'élèves devenus lointains, je suis indifférent à tout ce qui se dit là-bas, vers le tableau, où je devine à travers le brouillard de mes désirs, les profs qui s'agitent. Je suis largué, je m'en rends compte. Je n'ouvre plus aucun livre, ne prends plus aucune note. Que m'importent ces règles et ces discours répétés jusqu'à l'abrutissement, la nausée. L'école n'est plus qu'une prison, un univers carcéral qui assassine mes libertés, étouffe mes désirs. Dans cette obscurité, une seule lumière : Fabrice. Haute et belle silhouette blonde à la peau dorée, aux puissants bras d'homme qui s'ouvrent pour m'accueillir chaque mercredi. Pendant une heure, une heure seulement, le monde n'existe plus. Seuls demeurent deux êtres, Fabrice et moi, protégés par les murs du gymnase, nos corps et nos têtes sur les coussins, et nos caresses, nos chuchotements à l'oreille, nos souffles mêlés et nos baisers. Mon sentiment de liberté est violent, avoir attendu si longtemps, et contenu tant de désirs, douloureusement, me bouleverse à chaque fois et je pleure. Fabrice ne dit rien. Il comprend. Je vois les mêmes larmes couler de ses yeux bleus.
Fabrice et moi ce n'est pas seulement notre jouissance partagée. Pas seulement. Ce sont des minutes trop courtes à nous sonder jusqu'au fond de l'âme, à nous émerveiller d'être ensemble, heureux de la même manière au même moment. Il y a une telle magie à cela que je n'arrive pas à y croire.
(…)
Des veines bleues qui transparaissent sous la peau d'un adulte grand et fort. Je me dis que ce sang qui palpite sous mes doigts pourrait circuler pour une ou un autre que moi, que c'est un honneur, un bonheur immense que de retenir l'attention d'un homme quand on n'a que treize ans. Il devrait avoir d'autres choses à faire, d'autres gens à voir… Pourtant il reste là, tendu contre moi. Et je deviens une sorte de dieu, chaque mercredi. »
Franck Varjak, L'agneau chaste, Editions de la différence, 2000.
Vitex-agnus – castus L. L'agneau chaste ou gattilier est un arbrisseau méditerranéen appartenant à une espèce protégée dont la récolte est interdite aujourd'hui. Dans le passé, cette plante était consommée par les moines afin de tempérer une libido naturelle mais incompatible avec les vœux de chasteté.
Franck Varjac est né en 1960. Il passe son enfance en Algérie, revient dans le Sud de la France à l'âge de dix ans. Il vit et travaille à Nîmes. L'Agneau chaste est son premier roman. En a-t-il écrit d'autres depuis ?