« Fabrice, Fabrice et encore Fabrice. J'ai envie de le voir, de murmurer son prénom, d'entendre sa voix, de sentir ses mains… Il est tout entier dans mon esprit, comme s'il était le seul remède à ce qui m'arrive.

Mercredi, dix-sept heures, c'est devenu un rituel. Un rendez-vous par semaine, c'est peu. L'attente attise le désir pendant six jours, jusqu'à l'insupportable. J'en perds le sommeil et me surprends à serrer mon oreiller en imaginant sa présence près de moi, toute la nuit.

Octobre, novembre… Mais comment n'ont-ils rien deviné ? C'est incroyable !

Je me sens tellement idiot, tellement ailleurs, que cela doit se voir comme une tache au milieu de la figure. Les professeurs m'ont repéré : « Hé ! Langlade ! C'est ici que ça se passe, ici ! » Le dos cassé sur une chaise inconfortable, dans une salle grise et remplie d'élèves devenus lointains, je suis indifférent à tout ce qui se dit là-bas, vers le tableau, où je devine à travers le brouillard de mes désirs, les profs qui s'agitent. Je suis largué, je m'en rends compte. Je n'ouvre plus aucun livre, ne prends plus aucune note. Que m'importent ces règles et ces discours répétés jusqu'à l'abrutissement, la nausée. L'école n'est plus qu'une prison, un univers carcéral qui assassine mes libertés, étouffe mes désirs. Dans cette obscurité, une seule lumière : Fabrice. Haute et belle silhouette blonde à la peau dorée, aux puissants bras d'homme qui s'ouvrent pour m'accueillir chaque mercredi. Pendant une heure, une heure seulement, le monde n'existe plus. Seuls demeurent deux êtres, Fabrice et moi, protégés par les murs du gymnase, nos corps et nos têtes sur les coussins, et nos caresses, nos chuchotements à l'oreille, nos souffles mêlés et nos baisers. Mon sentiment de liberté est violent, avoir attendu si longtemps, et contenu tant de désirs, douloureusement, me bouleverse à chaque fois et je pleure. Fabrice ne dit rien. Il comprend. Je vois les mêmes larmes couler de ses yeux bleus.

Fabrice et moi ce n'est pas seulement notre jouissance partagée. Pas seulement. Ce sont des minutes trop courtes à nous sonder jusqu'au fond de l'âme, à nous émerveiller d'être ensemble, heureux de la même manière au même moment. Il y a une telle magie à cela que je n'arrive pas à y croire.

(…)
Des veines bleues qui transparaissent sous la peau d'un adulte grand et fort. Je me dis que ce sang qui palpite sous mes doigts pourrait circuler pour une ou un autre que moi, que c'est un honneur, un bonheur immense que de retenir l'attention d'un homme quand on n'a que treize ans. Il devrait avoir d'autres choses à faire, d'autres gens à voir… Pourtant il reste là, tendu contre moi. Et je deviens une sorte de dieu, chaque mercredi. »


Franck Varjak, L'agneau chaste, Editions de la différence, 2000.


Vitex-agnus – castus L. L'agneau chaste ou gattilier est un arbrisseau méditerranéen appartenant à une espèce protégée dont la récolte est interdite aujourd'hui. Dans le passé, cette plante était consommée par les moines afin de tempérer une libido naturelle mais incompatible avec les vœux de chasteté.

Franck Varjac est né en 1960. Il passe son enfance en Algérie, revient dans le Sud de la France à l'âge de dix ans. Il vit et travaille à Nîmes. L'Agneau chaste est son premier roman. En a-t-il écrit d'autres depuis ?