LE JOUJOU DU PAUVRE
Par Michel Bellin le lundi 15 septembre 2008, 08:58 - Lien permanent
Après les gosses délurés de Tony Duvert (mon blog du 2 septembre dernier), les deux gamins de Baudelaire. Je me demande parfois s'ils existent encore, du moins à Paris Ouest (même les petits Roumains chapardeurs ont disparu du métro et l'on ne va pas s'en plaindre).
Donc, c'est entendu, chacun a son portable ou sa console de jeu, ou encore ses fringues de marques le jour de la rentrée. Tout cela est bien sûr une fable : la pauvreté existe toujours, quels que soient les soubresauts du pouvoir d'achats, mais elle se fait discrète en ces temps d'hygiène sociale et de prévention tous azimuts. La pédagogie se décline même avec la démagogie : j'ai vu à la télé, vu de mes yeux vu, un reportage sur cette innovation ahurissante : à Asnières, pour favoriser la mixité sociale, un bus emmène dans les quartiers huppés quelques petits volontaires. On interviewait deux gosses à peau mordorée égarés dans une belle salle de classe éblouissante de blancheur et de propreté. Pour le moment, ils ne se quittent pas et ils ont simplement murmuré, économes de mots, qu'ici, c'est un peu « sévère ». Doux Jésus, les pauvres petits ! Mais ils vont progresser, disent les futures marraines, car l'ascenseur social commence avec l'apprentissage des bonnes manières. Moi, je ne vous dis pas, ascenseur ou non, ce que ces mômes transplantés vont souffrir et j'espère qu'ils se feront renvoyer au plus vite. Précision : le bus est pour le moment vide dans l'autre sens, on ne se presse pas chez les bourgeois pour aller explorer la précarité. Ben voyons !
Donc, c'est entendu, chacun a son portable ou sa console de jeu, ou encore ses fringues de marques le jour de la rentrée. Tout cela est bien sûr une fable : la pauvreté existe toujours, quels que soient les soubresauts du pouvoir d'achats, mais elle se fait discrète en ces temps d'hygiène sociale et de prévention tous azimuts. La pédagogie se décline même avec la démagogie : j'ai vu à la télé, vu de mes yeux vu, un reportage sur cette innovation ahurissante : à Asnières, pour favoriser la mixité sociale, un bus emmène dans les quartiers huppés quelques petits volontaires. On interviewait deux gosses à peau mordorée égarés dans une belle salle de classe éblouissante de blancheur et de propreté. Pour le moment, ils ne se quittent pas et ils ont simplement murmuré, économes de mots, qu'ici, c'est un peu « sévère ». Doux Jésus, les pauvres petits ! Mais ils vont progresser, disent les futures marraines, car l'ascenseur social commence avec l'apprentissage des bonnes manières. Moi, je ne vous dis pas, ascenseur ou non, ce que ces mômes transplantés vont souffrir et j'espère qu'ils se feront renvoyer au plus vite. Précision : le bus est pour le moment vide dans l'autre sens, on ne se presse pas chez les bourgeois pour aller explorer la précarité. Ben voyons !
Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables ! Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sou – telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, - et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez.
Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la richesse rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
A côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, vernis, doré, vêtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu'il regardait !
De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont l'œil impartial découvrait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
A travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec des dents d'une égale blancheur.
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, La Pléiade, Gallimard, 1961