[Suite des Chroniques de Paul Siméon – Cahier n°45]

Mercredi 1er octobre 1919.

En achetant tout à l'heure ce cahier à l'Economie Ménagère, je l'ai choisi tout spécialement entre bien d'autres, parce que j'ai trouvé que le mendiant de Murillo était mon autoportrait, le symbole de mon état actuel : un indigent ! Naturellement, ma misère n'a ni la couleur ni le pittoresque de Séville. Je suis un pauvre hère sans vermines et en habits corrects. Ni soleil implacable ni orgueil hispanique, c'est une détresse de brouillard parisien. Il s'agit de misère morale.
Alors que, depuis quelques heures, je me suis retrouvé exilé boulevard Pereire, infiniment douces et suaves m'ont paru hier les dernières visions de la campagne du Jura, toutes ces choses et ces êtres tant aimés et que j'ai bel et bien quittés. Ici, désormais, froid et vide. J'ai déroulé tous mes souvenirs des derniers jours, depuis l'ultime réveil dans ma chambre à Montclairgeau. J'y étais si bien pendant deux mois, avec mes secrets, mes tendresses, dans un nid douillet. Je me souviens ainsi de mon tout premier matin, à la mi-juillet, fraîchement débarqué de Paris pour de longues vacances estivales que je croyais éternelles ! J'étais alors bêtement inconsolable du « grand Paris en fête » ! Je me rappelle aussi aujourd'hui notre tout dernier repas : la famille, une dernière fois réunie au complet, se trouvait bien, chacun trop ému pour être disert (sauf Chou, bien sûr !), attentionné les uns envers les autres comme s'il fallait économiser les gestes les plus infimes, les regards, les voix chéries, ce cérémonial à la fois convenu et sans façons dans la vaste et sombre salle à manger. J'aurais aimé étirer le temps ! Oncle Léon et tante Guitte étaient là, et puis ils sont partis les premiers… Je devais rentrer le lendemain, tout de suite après déjeuner. Ah ! mon dernier café, mon dernier digestif savouré sous la tonnelle, la gnole du Jura comme indispensable viatique avant mon long voyage vers Paris. Et une fois que tout est fini, bouclé, entassé dans la voiture, le calme amer qui suit les adieux. Que dire ? Il n'y a rien à ajouter, le paysage parle en silence et les dernières visions gomment un à un les souvenirs : la fière façade de notre demeure ancestrale, le parc généreux, les grands arbres déjà tachetés de rouille, paysage si familier qui s'éloigne, s'estompe, disparaît pour de bon dans un éblouissement de lumière. Cruauté du soleil, cruauté de la route qui poudroie, cruauté de l'azur impassible. Tout reste pareil, tout demeure sans moi, tout se dépeuple tandis que Bon Papa, flanqué des deux petites, demeurait planté devant la grille en m'adressant de grands gestes. Courage ! Courage !

Du courage ? Ah oui, il m'en a fallu pour que je ne meure pas, tassé sur la banquette. J'essayais de me raisonner, de ne pas me retourner. Après tout, ce n'est pas la fin du monde ! C'est la fin du mien, la perte de l'Eden, l'arrachement aux miens. Six mois, qu'est-ce dans une vie ? Un grain de poussière ! Mais à dix-neuf ans, on n'est pas grand, pas encore adulte. On bombe le torse, on déploie ses épaules, on est fier de sentir le poil dru sous la pulpe des doigts. Belle virilité reflétée dans le miroir ! Je l'ai tellement attendue, guettée, convoitée, alors que ma voix ne cessait de voltiger dans l'aigu ! Elle s'est enfin fêlée, le corps s'est allongé (pas assez !), tandis que l'âme en ses replis secrets et ma sève… Oui, le cœur – en tout cas, le mien - a encore besoin d'être arrosé et entretenu comme un jardin délicat. En pleine terre, pas dans une serre ! Consigné à Paris, où trouverai-je la douceur et les soins pour grandir ? Car Paris, malgré son agitation – qui est à la fois calamité et remède à l'isolement -, Paris est une ville de souffrance. Ce que Nicolas a noté dans ses Maximes il y a un bon siècle est-il devenu faux ou désuet parce que les années ont roulé, parce que la modernité a triomphé ? Franchement, je ne le crois pas. « Paris, notait-il, ville d'amusements, de plaisirs, etc. où les quatre cinquièmes des habitants meurent de chagrin. » J'apprécie beaucoup son « etc. » ! Chamfort est lucide et la vérité qu'il distille, page après page, sur les mœurs, sur l'Homme et sur lui-même, est à la fois pour moi un poison et un baume. Encore une de mes mauvaises lectures, dirait l'abbé Poto en fronçant les sourcils. Mais les livres me sauvent. Qu'y puis-je ? Bien plus que sa religion… Quand la façade de Montclairgeau s'est effacée, quand mes grands tilleuls ont disparu, quand ma gorge était trop nouée pour proférer le moindre mot, pas même un soupir, c'est la Sagesse stoïcienne qui m'a bronzé le cœur pour que point ne se brise ! Mentalement récités, les mots de Nicolas m'ont tari les yeux et massé l'âme et c'est exactement ainsi que je m'en suis allé, sans me retourner, bercé par une douce résignation. Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin, éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule…

Le plus dur moment était passé. Car, ensuite, l'inquiétude d'arriver en retard à la gare, me rendit plus attentif à d'autres contingences : ma montre, l'état du chemin, la voiture désespérément lente, surtout dans les côtes. Effectivement, j'eus à peine le temps de prendre mon billet et de sauter dans le train, ce qui me sauva des adieux prolongés. Je n'eus même pas le loisir d'enregistrer mes bagages : déjà le petit train de St Jean-de-Losne entrait dans la gare en suffoquant. Le convoi s'ébranle et démarre, derniers signaux, Cécile et notre mère rapetissent sur le quai. Et puis c'est fini. Avec Germaine et Gaétan de Virville, nous avons pu dénicher un compartiment de seconde classe. Un garçonnet les accompagne, on le leur a confié car il est trop jeune pour voyager seul. Nous ferons aussi le voyage avec Madame B*** et son grand benêt de fils que je n'ai même pas reconnu. Que dire ensuite du trajet jusqu'à Bletterans ? Je m'enferme dans un silence boudeur. Des pensées accablantes me viennent en voyant défiler puis disparaître cette campagne que j'aime. Les hautes collines de l'Etoile, les bois et les pâturages peu à peu dévorés par l'ombre envahissante. Dernier jour du mois, maudit 30 septembre de douleur ! A Bletterans, une diversion, charmante, inattendue mais cause d'amertume ensuite. Nous devions y récupérer la plus jeune des enfants Mignerot. Sa maman et ses sœurs l'avaient accompagnée ainsi que… Denise. Denise en personne ! Oui, ma Diane de Gabies se trouvait là, consolatrice à son insu. Avait-elle eu l'intuition de ma présence et de ma tristesse ? Avait-elle prémédité de m'offrir, telle une icône de voyage, son charmant visage qui empoisonnerait mon hiver d'un délicieux regret ? La correspondance se faisant attendre, nous avons longtemps bavardé. Quelques monosyllabes anodins ponctués de silences pudiques. Denise était trop réservée pour me laisser entrevoir son visage de face ! Simple coquetterie ou trouble réel ? Mais le peu que je discernais – le haut des pommettes et le galbe du cou – suffit à me convaincre que la gente dame avait une grâce adolescente des plus agréables. Au dernier moment, dans la stridence du coup de sifflet, tandis que je me penchais au dehors, son beau regard noisette me fixa, sans ciller. Pas de réelle incandescence, ni de désarroi profond, juste une douceur : c'est ce qui me convenait à l'instant de ces seconds adieux.

Le trajet de nuit jusqu'à Paris fut comme à l'ordinaire chaotique et interminable : trois heures d'attente à Dole, pas une seule place dans l'express Dijon-Paris, trépidations cruellement ressenties dans le couloir où je vacillais sur ma valise, un courant d'air glacial sur les reins… Seule consolation : quelques pensées nostalgiques parfumées au chocolat et à la nicotine. Vers 5 ou six heures, le ciel pâlit imperceptiblement. Pas de doute : on traversait la banlieue, peu après Melun. Je reconnaissais le genre de gares des abords de Paris ainsi que la terne banlieue : d'abord champs et bosquets, puis cultures maraîchères, usines enfin et laides maisons ouvrières des faubourgs. Tout semblait avoir poussé au hasard, une sorte de no man's land inhumain. Le train franchit enfin les fortifications et pénétra en zone urbaine. Mes sentiments étaient à l'opposé de ceux de juillet ! Ce « Paris prestigieux » vers lequel l'express se hâtait à toute vapeur était quelque chose d'innommable, une jungle urbaine, presque uniformément grise et inesthétique, encore enlaidie ce matin par des nappes de brouillard. Ils m'apparurent même franchement jaunâtres, comme une couche de vernis cloqué sur les façades, les boulevards, les mansardes, les taxis criards et ces milliers de fourmis s'agitant en tous sens. Derrière la vitre suintante de condensation, j'en étais horrifié : voilà le cloaque où j'allais être condamné à survivre, sans une seule échappée sur la vraie campagne. Pour ne pas penser, j'enchaînai les opérations comme un automate (guichet du métro, couloirs, escaliers, correspondances, odeur fade, visages gris, réclames criardes etc. .) en m'efforçant de ne regarder ni à droite ni à gauche. Je devais avoir l'air buté et pressé, guère plus malin que les milliers d'autres insectes butés et pressés. Embellie inespérée à la porte Maillot : un rayon de soleil perçait le brouillard. Il m'accompagna jusqu'au boulevard Pereire et, bien que je me sentisse cruellement mordu au ventre par le cafard, cette pâle lumière, presque miraculeuse, me procurait une sorte d'encouragement. J'en avais bien besoin car je me sentis devenir, corps et âme, le jeune gueux dont je parlais plus haut. J'arrivai au n°158 tout en nage car, malgré le brouillard, il faisait assez lourd et j'avais hâté le pas, presque couru, pour fuir un tel cauchemar.

Le concierge, plutôt aimable, me confia la clef de la porte de service. Il avait reçu une dépêche de Bon Papa lui annonçant mon arrivée pour… hier et celle des propriétaires samedi prochain. Un instant plus tard (plus exactement quatre bonnes minutes), après m'être extrait de l'antédiluvien ascenseur, je me retrouvai dans l'appartement, tout étourdi du voyage et de ma douloureuse transplantation. Notre vieux sixième n'a évidemment pas changé, sinon qu'un pan de cloison autour de la bouche de chaleur du salon est en réparation. Partout une odeur de renfermé et une invraisemblable couche de poussière ! Tel était l'aspect du bord où, pour quelques jours, je serai « seul maître après Dieu », selon la formule consacrée. Je fais là un drôle de mendiant, n'est-ce pas ? Lequel de ces hères, même à Séville, refuserait un logement bien au sec quand la brume de la cité est aussi inhospitalière ? Mais c'est précisément à ce moment que reprit mon rôle d'éternel errant.

Je devais en effet aller impérativement me présenter à Stan avant déjeuner. Je ne pris que le temps de faire une rapide toilette et de changer mon linge de corps car j'étais trempé de sueur. Puis je me relançai dans l'odieuse circulation parisienne. Durant tout le temps que dura le trajet dans le Pereire-Montparnasse, j'essayais en vain de réchauffer mon enthousiasme d'antan. Chaque fois que je passais devant un glorieux monument, je tentais d'enflammer des sentiments de fierté patriotique et d'exaltation marine. Las, aucun site ne ranima mon feu sacré, ni l'Arc de l'Etoile, ni le Pont de l'Alma, ni l'Ecole militaire, pas même les Invalides. Quant aux êtres animés, agglutinés devant les devantures, j'avais encore bien moins de réconfort à en espérer : plutôt la sensation qu'aucune exigence d'idéal ou de beauté ne parcourait cette agitation plébéienne et matérialiste, faite de va-et-vient, de trafics et d'exploitations des humains les uns par les autres au pied de l'immonde Dieu Commerce. Comment avais-je pu vivre déjà une année complète – et même y être heureux ! – dans ce ramassis de boue, de brouillard, entre la fade odeur des gargotes, l'ignoble camelote des marchands de souvenirs et l'odeur rance des moteurs à pétrole ! Il m'avait fallu renouer avec la pureté de la campagne pour mesurer rétrospectivement les miasmes de mon exil.

Rue Notre-Dame des Champs, mon moral allait un tout petit mieux. Une éclaircie ne finit-elle pas par briller quelque part ? C'est qu'un jeune homme vint à ma rencontre, tout sourire. Tiens, Martin junior ! Mais que fait-il par là ? Il bat la campagne, m'explique-t-il, plus exactement la capitale, pour trouver une place dans un lycée. C'est peu banal, ce genre d'ouvrier inusité qui ne trouve à s'embaucher nulle part. Nous bavardons avec effusion. Mais l'heure presse. Il faut à tout prix que je me présente à Stan. Détail piquant : on a repeint durant l'été la façade fossile du collège Stanislas. Une peinture oscillant entre le crème et le vert pistache. Pouah ! C'est encore pour faire de la réclame sans doute. Pas besoin, car ma rentrée s'annonce formidable : mon billet de présentation porte le n°791 et il me reste toute l'après-midi à faire le pied de grue ! Après ma présentation au Poto, je finis par échouer en salle d'études, au troisième étage, plus tôt que prévu. Le nouveau surveillant, un laïc à bajoues, fort laid et l'air pas très malin, me pria de choisir ma place : ce sera tout au fond et, évidemment, devant une fenêtre. De l'air !

Il était un peu plus d'une heure quand je courus reprendre le tramway devant la gare Montparnasse. Au moment où je débouche de la rue de Rennes, des cris attirent mon attention. « Au voleur ! Au voleur ! » C'est un militaire qui détale vers l'Observatoire, un sac à main sous le bras. Un bourgeois le poursuit en s'époumonant. Deux gendarmes lui emboîtent le pas, puis toute une bande de curieux. « Au voleur ! Arrêtez-le ! » De bons citoyens font ce qu'il faut. Voilà notre homme ceinturé qui redescend le boulevard, l'air penaud, menottes aux mains. La scène n'a duré que quelques minutes. Cette aventure tragi-comique me divertit à peine. J'avais été badaud à mon tour, décidément punaise parmi les cloportes, et l'heureux dénouement ne parvint pas à me détendre. Bien au contraire, la vision de ce pauvre bougre, déjà humilié par son uniforme défraîchi (était-il en plus déserteur ?) me ficha le bourdon et plus encore la vision de la foule vertueusement alliée à la maréchaussée. Que l'ordre règne pour que Paris prospère ! Une seule chose chassa mon humeur sombre : la faim. Après être repassé au n°158 pour me changer, je courus à nouveau jusqu'au Faubourg St-Honoré où il était convenu que je déjeunerais avec l'oncle Henri. A ma grande surprise, la bonne m'informa qu'il était absent ainsi que tante Zette et qu'elle n'avait laissé aucune consigne pour moi. J'en fus dépité et fort attristé par ce mauvais coup du sort : décidément, aujourd'hui il me faudrait sans cesse mendier !

Toujours tourmenté par la faim, je me présentai chez tante Guitte qui me reçut fort civilement mais en robe de chambre ! Elle me conseilla d'attendre le retour de l'oncle Léon ; nous pourrions alors aller nous restaurer à sa brasserie favorite. Tandis qu'elle se préparait, elle me donna à lire un essai sur la jeune peinture mais « Les Cubistes, Futuristes et Passéistes » titillèrent davantage mes papilles que mes pupilles. Il était près de deux heures lorsque nous partîmes tous trois déjeuner place des Ternes. L'excellent menu me redonna courage et, au dessert (crème brûlée aux griottes !) ma bonne humeur était de nouveau au beau fixe. C'est tout moi, aussi vite requinqué que soudain abattu ! Je décidai alors de faire quelques emplettes et dirigeai mes pas vers le Marché aux fleurs car une idée avait germé pendant ma longue attente au parloir : pourquoi n'adopterais-je pas une plante, de préférence exotique, pour faire fleurir mon univers de ciment ? Comme pour appuyer mon choix, le soleil avait fini par percer et anéantir le funeste brouillard. Il était temps ! Paris souriait enfin et mon brutal cafard de début d'après-midi s'était évaporé. Tout m'apparut moins funèbre, peut-être même un peu amusant, sans pourtant me sembler moins laid. C'est là tout ce qu'il est permis de chercher, et parfois de dénicher, à Paris.

Vers 4 heures, j'étais enfin rentré dans « mon » appartement qu'une joie enfantine me faisait considérer comme mon royaume. Et j'y plantai mon arbre, du moins la plante sur laquelle s'était porté mon choix : un hibiscus. Il n'avait encore que quelques boutons mais, m'avait-on assuré, la floraison serait précoce et régulière, de magnifiques fleurs rayonnantes d'un rouge éclatant. Comme j'allais le choyer ! Le bichonner ! Cette pensée m'émut et m'excita beaucoup et je pris mille soins pour le rempotage, comme un nourrisson que j'aurais langé avec une infinie douceur. J'avais mis le tablier bleu de tante Sophie et déplié sur le parquet quelques vieux numéros de l'Echo de Paris. Un fameux artiste ! Du coup, mon optimisme était lui aussi sur le point de fleurir. J'avais commencé ma journée dans la peau d'un mendiant, je la terminais dans celle d'un jardinier. Rien n'aurait pu entamer ma joie, même si mon coucher fut un peu mouvementé. En effet, j'eus du mal à dénicher une couverture supplémentaire et dus emprunter celle du lit qui se trouve au salon. Dernier incident : j'avais allumé toutes les lumières de l'appartement pour arpenter mon nouveau Royaume. Au moment où je fermais les volets de la salle à manger, je perçus une vive émotion chez nos vis-à-vis. M'avait-on pris pour un voleur ? La bonne sortit sur le balcon et leva les bras au ciel. Qu'aurait-elle fait si elle m'avait aperçu en costume d'Adam ? Puis ce fut Estelle B*** qui se précipita à son tour sur le balcon, mais, sans doute dépitée de ne pas apercevoir Cécile, elle s'éclipsa. J'avais fait mon petit effet et j'en fus bien aise : bizarre, bizarre, ce beau jeune homme qui s'installe seul sans crier gare et illumine le 6ème comme le Grand Palais. Ainsi donc, le mendiant horticulteur s'était transformé pour finir en mystérieux prestidigitateur jonglant avec les étoiles et tirant une fleur de son chapeau percé !


Jeudi 2 octobre 1919. Rentrée (ratée) à Stanislas.


Où suis-je ? Quel jour sommes-nous ? Quelle heure ? J'émerge péniblement, lance un demi-coup d'œil vers la table de nuit. Malédiction ! Stupéfaction et catastrophe : 10 heures moins le quart. J'ai dormi si profondément que mon réveil, pas assez remonté, n'a pas suffi à m'éveiller ! D'abord une rage panique : j'invoque le Général Cambronne qui n'en peut mais, et tous les saints du Paradis. Qui pourra me tirer de cet effroyable pétrin : être en retard le jour de la rentrée pour une cause aussi risible !Je me calme ensuite. Je deviens étrangement philosophe, du genre « Le temps perdu ne se rattrape pas » ou « A chaque instant suffit sa peine. » Ce qui m'étonne, à l'heure où je transcris fidèlement, comme chaque soir, mes mésaventures quotidiennes, c'est la calme résignation qui s'est vite installée en moi. Une fois passé l'instant de panique, pas d'énervement. Au contraire, j'ai pris mon temps, vaquant aux soins de « mon ménage ». J'avais en effet découvert la veille, en furetant dans la cuisine, une boîte de poudre de cacao. Je me suis préparé un excellent petit déjeuner, le premier surpris de mes talents d'organisateur et de cuisinier improvisé.

A 11 heures et demi seulement, j'étais prêt. Mais quel parti prendre ? Quel expédient trouver pour ma rentrée à Stan ? Je commence par fumer une cigarette sur le balcon, me persuadant de mon bon droit en même temps que j'inhale quelques délicieuses volutes d'indépendance, puis je prends une décision : j'irai trouver le censeur en tout début d'après-midi et lui narrerai mon aventure telle quelle. Mon éloquence et ma franchise devraient suffire à le convaincre de mon innocence. Ayant deux petites heures de répit, je décide d'aller déjeuner chez l'oncle Henri qui, malheureusement, ne rentre qu'assez tard, tant et si bien que, quelque diligence que je mette dans le métro, je n'arrive essoufflé au collège qu'un peu avant 2 heures. Mon absence du matin se corse donc d'un retard conséquent le soir.

Dans une angoisse qui ne fait que croître, j'attends l'arrivée du Poto pendant une demi-heure au parloir. Seule diversion : j'assiste à une scène tragi-comique. Un domestique, sans doute furieux d'être congédié pour cause d'ivrognerie, sort une bouteille de sous son tablier, la brandit puis, en jurant, la brise net sur le carrelage, juste à l'entrée du parloir. S'en prenait-il au Censeur ou à son vice ? Le pauvre bougre m'a fait sursauter et j'étais gêné ensuite de le voir s'éloigner en zigzaguant. Mon sort m'apparaît néanmoins plus enviable. Je comparais enfin devant l'autorité et là, planté devant l'abbé, dominant vaille que vaille mon émotion, je plaide ma cause. Je crois avoir réussi à le convaincre de ma bonne foi. Sans doute touché par mon trouble et connaissant mon sérieux habituel, il m'apaise par une bonne nouvelle : il y a eu un changement inopiné d'horaire ce matin, de sorte que cette après-midi est consacrée à un congé-promenade, comme un jeudi ordinaire en somme. Incroyable ! Je n'aurai qu'une heure de cours à rattraper et un rabiot de vacances m'est offert en prime. Tout est donc bien qui finit bien !La liberté, je ne connais pas plus délicieuse bouffée ! Le ciel est bleu, il fait un merveilleux temps d'automne. Enchanté de l'aubaine, je m'en vais flâner au jardin du Luxembourg, le long des allées ombragées de grands arbres commençant à roussir. Déjà moult feuilles mortes jonchent les pelouses, d'un vert un peu trop artificiel à mon goût. Autour du bâtiment du Sénat, l'art français a disposé des corbeilles de fleurs dans une harmonieuse gamme de rouges, jaunes, violets éclatant dans les touffes de verdure. Ah ! me dis-je, avec regret, comme j'ai tort de ne pas mieux connaître la botanique !

Un peu de monde, juste ce qu'il faut pour animer le parc sans le rendre grégaire. Ici, parties de jokari entre jeunes garçons aux gestes gracieux, un rien efféminés. Là, croquet entre vieux messieurs. Plus loin, dans les allées ou sur les chaises, des nourrices, des jeunes filles et quelques bambins. Que ces jeunes parisiennes sont donc jolies ! La plupart d'entre elles, du moins. Malgré leur frivolité si flagrante, malgré ma rancune contre la capitale en ce moment, je ne puis m'empêcher de leur être reconnaissant : ces nymphes jettent dans la laideur et le prosaïsme de la ville moderne tant de grâce et de charme ! Entendons-nous bien : je ne parle ici ni des midinettes ni des grues. Hélas ! ces fins visages n'ont fait que raviver en moi la nostalgie de celle qui incendia mes dernières heures jurassiennes. Je veux parler de Colette. Son souvenir m'a d'ailleurs poursuivi tandis que je visitais les deux salles actuellement ouvertes du Musée du Luxembourg. Je me suis particulièrement attardé devant de lumineuses statues féminines, plus exactement des allégories – « Aux champs » et « Jeunesse » - très charmantes malgré leur médiocrité académique. Pour moi, dans ce Paris si factice même au cœur de ses douceurs automnales, Colette et Denise symbolisent le bonheur et la simplicité agrestes.

Allégé et presque réconcilié par ces douces pensées, je décidai de pousser une pointe vers l'Observatoire, en passant devant l'admirable fontaine de Carpeaux, au pied du Maréchal Ney. Ce Rude, quel talent ! La vie et la vérité éclatent littéralement dans la pierre. Comme je descendais ensuite le boulevard St Michel, je fus intrigué par un dôme Renaissance. De loin, je crus que c'était le Panthéon. En fait, c'était le Val de Grâce et, comme le bâtiment était ouvert au public, je suis allé le visiter. J'avais tout mon temps et je pris la peine d'examiner avec soin diverses œuvres d'art : pietà polychrome, orgue de facture italienne passablement en ruine, diverses sculptures en plâtre plus ou moins remarquables et, enfin, l'ornementation en caissons un peu lourds dans la voussure en plein cintre. Pendant ce temps, un vieux fou chantonnait des psaumes fantaisistes en aspergeant les dalles d'eau bénite. Après l'ivrogne de ce matin, j'étais gâté ! Le sacristain y mit bon ordre puis, m'apercevant, vint me proposer ses services. Du coin de l'œil, je surveillais ses manœuvres d'approche vers mon porte-monnaie. Je feignis, en m'amusant beaucoup, de me laisser tenter par ses descriptions si colorées sur les chapelles derrière le chœur où, pour finir, il parvint à m'entraîner.

La chapelle de l'Abbesse offre au visiteur une fresque de Philippe de Champaigne aux couleurs pastel délicieuses. « Exemple unique en France ! » insista le bedeau. Ensuite, depuis le chœur, je parvins en m'étirant le cou à admirer la fameuse fresque de Mignard : plus de 200 personnages ! Certains ont, paraît-il, plus de 5 mètres de hauteur mais, disposés tout au fond de la coupole, ils paraissent vus d'en bas presque menus et peu nombreux. En effet, toutes ces figures sont adroitement disposées par groupes d'une façon circulaire autour du Dieu central. La visite continua au milieu d'un bric-à-brac que mon guide s'évertuait à me présenter comme prestigieux. Je le laissais dire, amusé. Je n'en fus pas récompensé car il ne m'autorisa pas à m'asseoir dans un antique fauteuil Louis XVI, très endommagé et au velours lustré, pièce qui vaut une fortune. Evidemment ! Mon sacristain eut droit pour finir à sa grosse pièce blanche et il me raccompagna jusqu'à la sortie, non sans me faire apprécier les énormes battants bardés de fer ainsi que leurs monstrueuses serrures.

Cette visite, assez décevante d'un strict point de vue artistique, m'avait pourtant enchanté. J'ai toujours aimé ce qui me rattache à l'Histoire et à l'architecture dans ce qu'elle a de varié et d'imposant. Comme j'avais apprécié naguère ma visite des Hospices de Beaune. Pour une fois, cette pensée des vacances, au lieu de m'assombrir, me renforça dans un sentiment d'euphorie, proche de l'exaltation. En Bourgogne ou en Ile-de-France, il demeure des traces du génie humain et je sais les décrypter. Le boulevard St Michel bourdonnait d'étudiants. Je ne pus m'empêcher de jeter sur eux un regard critique : la plupart me semblaient futiles, volatils, avec un rien de suffisance affectée. Naïve fatuité de petits jeunes gens se croyant initiés à tous les secrets de la vie parisienne et de la Philosophie moderne – je veux parler bien sûr de la dernière idéologie en vogue. Suffit-il donc d'être jeune et beau pour être insouciant ? Loin de provoquer en moi quelque envie, cette turbulence estudiantine déclencha au contraire une sorte de mépris. Je me suis senti fier et légèrement supérieur de m'être extasié devant les frondaisons du jardin et même de m'être déclenché un début de torticolis avec la « gloire » de Mignard !

Retour au boulevard Pereire. Je note encore quelques péripéties : cherchant partout le concierge pour récupérer ma clef, je finis par le dénicher dans l'ascenseur, encore en panne. Un courrier était glissé sous la porte : une lettre maternelle, trop brève, contenant le bulletin de mes bagages et une missive de Cécile pleine d'une sentimentalité qui hélas ! ne trouve que trop d'échos en moi. Après un dernier cacao (à l'eau, cette fois)), j'irai me coucher dans quelques minutes, sans avoir la force de relire mon texte. Tant pis, je suis vraiment éreinté. « Saine fatigue ! » dirait Bon Papa. Il faut dire que j'en aurai fait, des pas ! En tout cas, je suis assez satisfait au soir d'une journée qui avait si mal débuté. Sentiment trop rare pour ne pas servir de point final !


A SUIVRE