On a beaucoup parlé de moi ces derniers temps, m'a dit Dieu. Il me revient ici des tas d'échos. Même c'en est un peu gênant. Oui, je sais, je suis à la mode. Mais tout ce que l'on dit de moi, le plus souvent ne me plaît guère ; et même il arrive que je ne le comprenne pas du tout. Mais tenez ! vous qui êtes de la partie (car vous vous piquez, n'est-ce pas de littérature ?) vous devriez bien me dire de qui est cette petite phrase, laquelle, parmi tant d'insanités, m'a plu. « On ne devrait parler de Dieu que naturellement… »

- La petite phrase est de moi, dis-je en rougissant.
- C'est bien. Alors, écoute-moi, dit Dieu qui, depuis ce moment, me tutoie. Certains voudraient toujours que j'intervienne et dérange pour eux l'ordre établi. Ce serait compliquer trop de choses, et tricher, que de ne point rester fidèle à mes lois. Que ceux-là donc apprennent un peu mieux à s'y soumettre ; qu'ils comprennent que c'est ainsi qu'ils en pourront le mieux tirer parti. L'homme peut beaucoup plus qu'il ne croit.
- L'homme est dans le pétrin, dis-je.
- Qu'il en sorte, reprit alors Dieu ; c'est pour lui marquer mon estime que je le laisse se débrouiller.

Puis encore :

- Entre nous soit dit, cela ne m'a pas donné si grand mal. C'est venu tout naturellement. Tout est né, comme malgré moi, de quelques données premières. De sorte que le moindre bourgeon, en se développant, m'explique mieux à moi-même que toutes les ratiocinations des théologues. Diffus dans ma création, tout à la fois, je m'y dissimule et m'y perds, et je m'y retrouve sans cesse, au point que je me confonds avec elle et doute si, sans elle, j'existerais vraiment ; je m'y prouve à moi-même mes propres possibilités. Mais, plutôt encore, c'est dans le cerveau de l'homme que tout l'épars prend nombre ; car sons, couleurs parfums, n'existent que dans leur relation avec l'homme ; et l'aurore la plus suave, le chant du vent le plus mélodieux, et les reflets du ciel sur les eaux, et les frémissements des ondes, ne sont que vains propos en l'air, tant que non recueillis par l'homme et aussi longtemps que les sens de l'homme n'en ont point fait de l'harmonie. C'est sur ce sensible miroir que ma création tout entière infléchie se colore et s'émeut…

- Je dois t'avouer, me dit-il encore, que je suis grandement déçu par les hommes. Ceux-ci qui se disent le plus mes enfants, sous prétexte de m'adorer mieux, tournent le dos à tout ce que j'ai préparé pour eux sur la terre. Oui, ceux qui précisément me nomment leur père, comment peuvent-ils supposer que je puisse me plaire à les voir, par amour pour moi, maigrir, souffrir et se priver ?… Cela me fait une belle jambe !J'ai caché mes plus beaux secrets, comme vous faites, pour vos enfants, sous les buissons, les œufs de Pâques. J'aime surtout ceux-là qui se donnent un peu de peine à chercher.

Lorsque je considère et pèse ce mot Dieu que j'emploie, je suis forcé de constater qu'il est à peu près vide de substance ; et c'est bien là ce qui me permet d'en user si commodément. C'est un vase informe, à parois indéfiniment extensibles, qui contient ce qui plaît à chacun d'y mettre, mais qui ne contient que ce que chacun de nous y a mis. Si j'y verse la toute-puissance, comment n'aurais-je pas pour ce récipient de la crainte ; et de l'amour si je l'emplis d'attention pour moi-même et, pour chacun de nous, de bonté ? Si je lui prête la foudre, si j'attache à son côté l'éclair-glaive, ce n'est plus devant l'orage que je tremble et m'effraie, c'est devant Dieu.

Prudence, conscience, bonté, il ne m'est point possible d'imaginer rien de tout cela, n'était l'homme. Que l'homme, détachant tout cela de soi, imagine tout cela, très vaguement à l'état pur, c'est-à-dire absolument, en façonne Dieu, il le peut ; il peut même imaginer que Dieu commence, que l'être absolu précède, et que la réalité soit motivée par lui, pour le motiver à son tour ; enfin que le Créateur a besoin de la créature ; car s'il ne créait rien il ne serait plus créateur du tout. De sorte que l'un et l'autre demeurent en relation et dépendance si parfaites que l'on peut dire que l'un ne serait pas sans l'autre, le créateur sans la chose créée, et que l'homme ne saurait avoir plus grand besoin de Dieu, de l'homme, et que l'on peut plus aisément imaginer rien du tout, que l'un sans l'autre.

Dieu me tient ; je le tiens, nous sommes. Mais en pensant ceci, je ne fais qu'un avec la création entière ; je me fonds et m'absorbe dans la prolixe humanité.


André Gide, Les nourritures terrestres suivi de Les nouvelles nourritures, Folio, Gallimard, 1972