Samedi 20 septembre 1919

Aujourd'hui, le ciel est à nouveau couvert et il fait froid (12°). Pas encore de pluie, du moins une pluie conséquente, mais une forte humidité. La matinée a passé en flâneries et en causeries en famille. Un parfum de rentrée est dans l'air et chacun semble prendre le temps de profiter des lieux et des gens. Après le déjeuner, je suis allé au jardin. On ne percevait déjà plus le gazouillis des oiseaux et pas le moindre papillon dans les prés ras. Ne sachant que faire, je décidai de grimper dans mon sapin, près du kiosque. Toutes ces années passées, c'était mon mas de misaine pour de longs voyages en solitaire. Je ne pus hélas m'installer sur mon perchoir habituel car de jeunes branches avaient poussé. Je restai néanmoins à quelques mètres du sol, songeur, car que faire sur un arbre à moins que l'on ne songe ? Ni le temps ni la température ne se prêtaient pourtant à ce jeu d'un autre âge. A l'âge où j'étais presque encore un enfant et où il me suffisait de projeter dans les nuages mes périples au long cours pour qu'ils se réalisent ! En fait, suis-je aussi rêveur que d'aucuns me le reprochent ? Je ne suis rêveur que par défaut. Mon véritable tempérament, c'est l'action même si cette action est inemployée ou prise à défaut, pour de multiples raisons, puisque je me sens souvent captif dans mon corps et paralysé dans des entreprises qu'on juge ici hasardeuses ou puériles. Donc, c'est décidé, je suis bien un homme d'action. La preuve ? Je saute de mon arbre car il n'y a plus rien désormais à y observer ni à y entreprendre.L'après-midi a ensuite langui entre petits riens et rituels rassurants. Seule corvée : j'ai dû faire un saut jusqu'à l'Etoile pour confesse à cause de ma nuit de mardi. La barbe ! Heureusement, mon aveu fut évasif et le curé somnolent. Le thé a manqué d'enthousiasme, sans doute faute de rhum. Bon Papa a dû cacher la bouteille, tout en nous laissant croire qu'elle s'était évanouie par magie. Quel taquin ! Mes sœurs les plus jeunes ouvraient de grands yeux, perplexes, incrédules. Un flacon magique qui n'en fait qu'à sa guise, s'envole vers les îles, se cache et reviendra, qui sait ? Leur naïveté m'a amusé, surtout celle de Chou et j'ai alors senti quel abîme me sépare désormais de ces enfants insouciantes.

Peu après six heures, je suis parti me promener seul à travers la clairière de Gruerie. Les tiges ployaient sous l'humidité oppressante, les champs s'évaporaient tandis que je marchais dans un fouillis romantique de fougères, de ronces, de chênes moussus, de rejets exubérants d'où s'exhalait une âpre et enivrante senteur de selve sauvage. Belle nature libre et sincère, qui m'envoûte et me trouble ! Dans quelques jours, j'en serai privé pour de longs mois. A Paris, jardins et parcs sont tirés au cordeau, ratissés et mondains. Evidemment, les citadins sont bien forcés de s'en contenter ! Il se pourrait que leurs enfants ne connaissent rien d'autre et que, dans leur pensée simpliste, un arbre pousse forcément droit, une eau stagne, un pré est ras ! Où est la vie ? Qu'en connaîtront-ils ? Bien sûr, ils grandiront, ils voyageront mais, bientôt adultes et raisonnables, ils perdront l'innocence des explorations dangereuses et l'enivrement capiteux des toutes premières sensations, quand les papilles sont encore vierges et la peau malléable. Herbes humides et innombrables, fétuque, trèfle, sainfoin, aigrettes des avoines qui tremblent, mûres et fraises dérobées aux buissons, filets d'argent dans les toiles arachnéennes, grenouilles, cagouilles, abeilles, scarabées et mes chers papillons… tout mon univers enchanteur ! Quelle surabondance ! L'anarchie d'une nature presque vierge à la fois secrète et confiante, sauvage et familière pour qui sait l'apprivoiser. Et, sans me vanter, je sais de mieux en mieux… Je fais partie de ce monde. Je n'ai d'autre but que de le comprendre et de le goûter avec mes sens. En tout cas, ce soir, j'ai humé ma terre, je l'ai savourée longuement et le charme a opéré. Même mes prémonitions citadines se sont évanouies aussi vite que les vapeurs après l'ondée : j'étais bien, en tête-à-tête avec moi-même, dans cet écrin de sensations, insouciant, léger, le corps vibrant et l'âme en paix, exempte de tout remords et de tout souci rongeur !

Quand je suis parvenu dans le haut de notre propriété, observant l'horizon comme à l'accoutumée, j'ai fait une observation intéressante : le soleil ne se couche plus à présent devant les tilleuls. Il se cache derrière les bois de la Gruerie, suinte entre les feuilles, de plus en plus sur la gauche avant de disparaître derrière l'horizon. Quelle machinerie compliquée que la nature, variant selon les saisons, mais toujours exacte, avec ses propres repères, ses rythmes, ses girations. L'homme ne connaît que le millième de ces mécanismes. Génial homoncule ! C'est sans doute pour cela qu'il se sent, face à la nature, si puissant et si démuni, si allié et si barbare, si artiste et si matérialiste. Moi, je me sens surtout poète, mais poète en exil, troubadour démuni car mon luth est fêlé. Et ce n'est pas la mère, une mère enfin douce et tiède que je cherche dans ma belle nature du Jura. Non, plutôt la sœur, ma sœur de charité confidente et aimante. Ma sœur unique, moi qui en ai quatre ! J'aurais pu poser ce soir ma tête sur ses genoux et, tandis que les jours raccourcissent et que le ciel rosit, ensemble, tous deux accordés, dans le couchant nous aurions pu chanter… D'où ma tristesse et même mon effroi quand l'été se meurt. Oh ! oui, ma tristesse renouvelée quand septembre s'étiole, et mon angoisse, ma mystérieuse et incompréhensible angoisse à l'approche des fins d'année, comme si je n'étais pas vraiment sûr de voir approcher un nouvel automne, une autre année, la suite de mon âge…

Savourant ces funèbres pensées, je suis revenu à Montclairgeau sous un serein pénétrant (le premier de la saison qui annonce, lui aussi, que le temps passe et ça fait mal !). Mais puisque j'ai écrit que je n'étais pas rêveur – du moins que j'avais pris la résolution de ne plus l'être – je tiens à noter pour terminer une anecdote qui a mis la famille en émoi. Auguste, notre domestique, s'étant malencontreusement rouvert une ampoule dans la main droite, souffrait ce soir d'une enflure inquiétante de l'avant-bras, avec raidissement de muscles des doigts. Mère eut peur du tétanos et l'envoya avec un mot chez Madame Chabot. Mais, c'est bien connu, les gens de la campagne n'aiment pas se soigner. Ou du moins, fidèles à la Nature eux aussi mais à leur manière, ils se soignent avec les moyens du bord, simples ou tisanes dont ils ont le secret. Toujours est-il que notre Auguste, au lieu de filer chez la pharmacienne, fit demi-tour en chemin et préféra retourner finir sa soupe ! Bon Papa, qui connaît notre homme et s'en était douté, le retrouva une heure plus tard, tranquillement installé chez lui, à notre porte, dans sa loge de jardinier ! Que faire ? « Nous verrons demain, a conclu grand-père. Car demain il fera jour ! » Mère n'était pas du tout de cet avis, peut-être davantage contrariée par l'indiscipline de son domestique que tourmentée pour sa santé. En tout cas, j'ai bien aimé la formule de grand-père et elle me convient, à moi dont le cœur s'est dangereusement rouvert (mais la blessure est trop secrète ou trop banale pour qu'on s'en soucie ici) : demain, il fera jour !

Dimanche 21 septembre 1919. En l'honneur de St Corneille, grand-messe inusitée !

Il a vraiment plu hier soir, la première fois depuis deux mois, et il a fait véritablement froid toute la journée (6 !). Aussi est-ce en frissonnant que nous sommes allés assister à la grand-messe à l'Etoile. En l'honneur du saint patron de la paroisse, l'office offrait pour une fois un programmes d'attractions variées qui furent fort goûtées.

Nous eûmes d'abord le plaisir d'ouïr, en lieu et place des habituelles âneries du curé, un missionnaire aussi intelligent qu'éloquent. Voilà bien longtemps qu'une voix prenante et hardie n'avait pas retenti sous les voûtes de notre église ! A propos de St Corneille, usant d'images et de contrastes audacieux, le prédicateur s'était attaqué à un rude morceau : convaincre ses ouailles que notre religion est bien divine tant par ses origines que par son organisation. Sur ce second point (où je suis habituellement fort chatouilleux), je fus moi-même presque convaincu et dus rendre les armes, tant la harangue était fougueuse, le visage expressif et la démonstration habile. Si j'avais osé, j'aurais rejoint le prêtre à la sacristie à la fin de l'office pour le féliciter et continuer le débat en privé.

Le second numéro, d'un genre tout différent, fut l'Ave Maria interprété par Madame Deschamps durant la communion La pauvre femme s'est toujours imaginée avoir une voix superbe et, ce matin-là, elle dut se croire au Palais Garnier. Or, ce qu'elle nous servit pour la St Corneille fut lamentable : des sons stridents dans l'aigu, chevrotants dans le médium, et carrément faux dans le registre grave. Sans parler d'un vibrato excessif qui défigurait la physionomie de la cantatrice : bouche d'ogresse, narines palpitantes, teint sanguin, grandes mains ne sachant s'occuper, sinon à serrer un mouchoir en dentelle. Pauvre sainte vierge ! Et nous eûmes droit à toutes les reprises du lied, tandis que les yeux roulaient en même temps que les trilles et que la gorge, comprimée par le corset, haletait comme un soufflet de forge géant. La finale du morceau, au lieu d'être susurrée comme une prière, grelotta dans un interminable trémolo puis finit par s'étouffer dans l'arrière-gorge. Amen ! Derrière son harmonium, la pauvre Mademoiselle de St Léger – dont la voix m'attirait jadis à la messe de Plainoiseau – était recroquevillée de honte derrière son instrument. Ce fut un succès… de fou-rire ! Même le prédicateur se mordait les lèvres et avait toutes les peines du monde à garder son sérieux. Jamais on ne s'était tant diverti à l'église du village ! A la fin de la messe, la bonne humeur se transforma en débâcle, pire que celle de Jutland : tout le monde s'esquivait pour ne pas avoir à féliciter Madame Deschamps. Seuls les Klotz, qui ne sont pas plus musiciens que des chevaux, l'ont remerciée chaleureusement pour le « magnifique concert » dont elle leur avait donné l'illusion. Pauvre Schubert, une seconde fois trahi !

Après déjeuner, la pluie a repris. Une pluie violente, semée de grêle, et qui a perduré jusqu'à cinq heures. Cécile et Geneviève avaient accompagné leur mère à vêpres, puis chez les Klotz ou chez Madame de C***, je ne sais plus. Moi, je m'ennuyais sous une chape de tristesse déployée par la pluie. Heureusement, en fin d'après-midi, le soleil a enfin fait son apparition, étirant un magnifique arc-en-ciel. Je pris le thé avec Bon Papa : ô surprise ! la bouteille de rhum était revenue à sa place – sans doute par l'opération du St Esprit ! Nous lui fîmes honneur puisque, dixit mon grand-père, c'était la St Corneille et qu'il convenait d'honorer dignement un si grand protecteur. Pour la toute première fois, depuis l'hiver dernier, le feu avait été allumé dans la cheminée. J'adore le confort de cette chaleur, quand la flamme crépite et que les bûches dégagent leur fragrance de sous-bois.Un peu après six heures, muni de ma canne de Paris, je partis me promener sur la chaux, à travers prés et pâturages détrempés de pluie. Quand je suis arrivé là-haut, le soleil se couchait. Je me suis amusé à observer à la jumelle divers recoins de la Bresse, en particulier le clos Grimal. Et peu à peu, comme souvent lorsque ma pensée rêveuse se déploie sur ce paysage que j'aime tant, une douce mélancolie s'insinuait en moi. Chaque chose, chaque détail, chaque souvenir attaché à tel ou tel lieu (un chemin, la rivière, le passage à niveau, un court de tennis…) me serrait le cœur. Et dire que j'avais tant regretté Paris en juillet dernier ! Puis j'ai vu le crépuscule noircir les étendues de terre et noyer de brume les villages épars. J'ai entendu sonner plusieurs fois l'Angélus tandis que, de l'Etoile, montaient les insouciantes et inlassables ritournelles du bal. Je me serais presque cru à St Loup, un mois plus tôt. J'ai finalement observé un nuage étiré en forme de fer à cheval, provenant du nord-ouest et noyant la campagne sous un rideau de pluie lugubre. Cette menace progressait vers moi par un mouvement d'encerclement. La curiosité prit le pas sur la nostalgie. Si je ne voulais pas être surpris par les ténèbres ou par les trombes, il me fallait déguerpir au plus vite. Mais il me plaisait d'attendre, de voir enfler le monstre, de mesurer mes chances, de me mesurer tout court à un envahisseur plus fort que moi, comme ces explorateurs qui ne détalent des cratères en éruption qu'au tout dernier instant. Bref, pour finir, je fus doublement assailli, et par l'ombre et par la pluie, juste au moment où j'arrivais en courant près du bois d'acacias qui jouxte la route de Quintigny. Quel choc ! La pluie me cingle le visage, je ne vois pas à deux pas, c'est un déluge d'une violence insoupçonnée ! Pris au dépourvu, je me rue vers l'entrée du bois, j'explore les taillis que la pluie lacère, me faufile sous les branchages. Tout est obscur et trempé. Impossible de retrouver la trouée où je me glisse habituellement ! Aussi bête que cela paraisse, je m'énerve dans une telle confusion et suis presque pris de panique. L'ire du Ciel qui s'acharne contre moi – ne l'avais-je pas défié au lieu de l'implorer ? – prend des proportions tout à fait inhabituelles : je me vois égaré, oublié, ligoté par les ronces malgré mes coups de canne rageurs. C'est que je n'ai pas l'intention, si près du but, de me laisser impressionner. A l'assaut ! Montjoie ! J'ai même failli choir dans un entonnoir tout proche du passage que je retrouve enfin ! Sauvé. Arrivé près de l'allée des poiriers, j'étais trempé mais sain et sauf. Mon début d'affolement déjà oublié : quel formidable combat ! David contre toute l'armée des Philistins ! Si j'avais osé, au point où j'en étais, crotté et trempé comme une soupe, je me serais complètement dévêtu et j'aurais dansé nu dans la cour du château, enivré, jubilant, extravagant. Une première à Montclairgeau !

Me voilà enfin dans mon lit, au chaud et au sec sous l'édredon. Quelle récompense ! C'est là que, pour une fois, je termine vaille que vaille ma chronique, le coude appuyé sur l'oreiller. Sacré paresseux ! Mais c'est si bon et si profond : la paresse est le scepticisme de la chair, a écrit je ne sais lequel de mes héros. Si c'est vrai, je suis le roi des sceptiques ! Et pourquoi ne pas en faire ma devise ? Je vois d'ici la tête du Poto ! Mais je suis encore en vacances et j'en profite. Je m'étire, je ronronne, je savoure mon bonheur de rescapé tandis que la pluie pianote sur le zinc du chien-assis. Ah ! volupté, insinuante et perverse volupté… Pourrai-je résister à la chair, encore plus sceptique qu'elle n'en a l'air quand ma dextre rêveusement s'égare… mon bouquin, vite ! Je me réfugie chez Nodier, mon grand ami du moment. Dans un de ces merveilleux petits contes, je viens de trouver une pépite. Récompense de ma volonté ? Une pensée d'un certain Bruscambille que je vais noter avant d'éteindre : « Tout ce que la vie a de positif est mauvais. Tout ce qu'elle a de bon est imaginaire. » Qu'est-ce à dire, cuistre de Bruscambille ? Comme si j'avais encore besoin d'un rabat-joie ! Il faudra pourtant que je me penche sur ces paradoxes. Mais demain ! En tout cas, c'est peut-être bien à cause de ce genre de contradiction obscure que j'aime tant jouer à don Quichotte, quitte à me battre contre des moulins à grêle ! Ces moments de folie sont si merveilleux, sans aucun doute les meilleurs instants de ma vie.

Lundi 22 septembre 1919

Décidément, cette fin d'été se plait à me leurrer : de charmantes illusions qui me grisent, aussi merveilleusement irisées et fragiles que les bulles de savon que m'envoyait Chou, hier après-midi, depuis la terrasse. Les plus belles, c'étaient ses fous-rires !De bon matin, le temps s'est remis au beau et le thermomètre affichait 13° peu avant midi. A 10 heures, un service solennel se déroulait à l'église en l'honneur des soldats de l'Etoile tués la guerre. J'avais une occupation plus urgente : je filai à Lons pour une coupe de cheveux réglementaire avant la rentrée.

De retour à Montclairgeau, je fus pris d'une grande indolence. Après le déjeuner, j'emportai Les Nouvelles de Charles Nodier sous la tonnelle et là, tranquillement installé à l'écart dans mon transat, je dégustai ses romanesques « Souvenirs de jeunesse ». Quel talent ! Comme sa plume adroite sait animer la moindre anecdote et dépeindre le sentiment le plus subtil ! Il était cinq heures quand j'émergeai de ma lecture. Trois heures avaient passé ! Bondissant sur mes pieds, je décidai de monter illico au château de Persanges pour reprendre mon entraînement au tennis. Toute la jeunesse habituelle s'y était déjà donnée rendez-vous ainsi que bon nombre d'adultes car c'était « le jour » des Grimal. Une jeune fille aurait dû attirer mon attention… par son absence : la jeune Denise. J'avoue, à ma grande confusion, que je ne pensai pas un seul instant à elle car mes regards furent immédiatement happés par une merveille inattendue : un autre jeune fille blonde, de 14 à 15 ans environ, très racée, très fine. Prêtant une oreille attentive aux conversations, je m'aperçus vite qu'elle se prénommait Colette.

Après avoir expédié mon thé, je partis au tennis avec Jacques et Tude. Quelques joueuses s'exerçaient sur le court et je pus immédiatement constater de visu l'adresse de toute première force de la jeune blonde. Quand les matchs me laissaient quelque répit, c'est sur elle que je concentrais mes pensées en me livrant à des comparaisons. Quoique infiniment plus jolie que Denise, elle ne parvenait pourtant pas à la supplanter d'une manière absolue. Il n'y avait d'ailleurs eu ni révélation ni cette sorte d'attrait moral (dont je doute un peu, réflexion faite). N'ai-je pas le don d'exagérer mes sentiments ou quelque fascination féminine, fût-ce simplement pour me rassurer ! Si vraiment mon cœur était soudain cambriolé, d'une manière naturelle et indiscutable, aurais-je tant besoin d'analyser les mécanismes de cette séduction et d'en multiplier les péripéties ! Il n'empêche, nouvelle lubie ou non, cette toute jeune fille risquait bien de prendre la toute première place : fine et pétillante, cette adolescente est une aubaine dans la société des environs ! De là à me troubler et à me déconcentrer, il n'y a qu'un pas que je franchis allègrement. Durant les premières parties, je jouai atrocement mal. Colette s'était assise sans façons sur le talus et observait le jeu. Son regard était-il curieux à mon égard ? Empreint d'intérêt malgré mes médiocres prestations ? S'intéressait-elle à mon allure, à mes yeux qu'on dit brûlants ? A ma bouche ? Tante Zette se moque souvent de mes lèvres, sans méchanceté bien sûr. « Ce petit a dévoré enfant toutes les confitures avec son grand sabre. » Elle exagère et je préfère mille fois ma bouche à ses lèvres minces et à son sourire édenté ! Non, ce qui me préoccupe le plus, c'est ma taille et mes espadrilles minables. Paul le Conquérant ! En tout cas, je trouvai agréable et réconfortant d'imaginer l'intérêt d'une blonde pour ma modeste personne, dussé-je m'exalter dangereusement.

La partie fut interrompue par l'arrivée de Cécile qu'on n'avait pas revue à Montclairgeau depuis deux ans. Mère l'accompagnait. La jeune Odette en l'apercevant ne put cacher sa surprise. « Qui est donc cette jeune personne qui arrive là-bas ? » Amusé de cette exclamation quelque peu contournée, je ne pus m'empêcher de m'écrier à mon tour, sur le même ton : « Si j'en juge par la ressemblance qui n'a d'égal que la prestance, cette jeune personne ne peut qu'être ma benjamine ! » Cette réponse récolta la faveur d'un fou-rire général. Je lançai une œillade à Colette : elle avait souri délicieusement !

Ce soir, de nouveau seul devant mon écritoire, je me sens plein d'idées confuses et contradictoires. Pas aussi enthousiaste que je le souhaiterais. Bien sûr, je suis très heureux de ma nouvelle touche au tennis mais plusieurs sentiments s'embrouillent en moi : l'image séduisante de Colette, le mécontentement de n'avoir pas très bien joué et, surtout, la tristesse de la rentrée qui approche à grands pas. (Jacques part jeudi prochain, Tude le lendemain). Fait caractéristique, le premier sentiment ne domine pas nettement, ne l'emporte pas sur les deux autres, preuve que les flèches du dieu malin et capricieux semblent déjà émoussées à peine décochées. Qu'adviendra-t-il demain ? Et faut-il que je me pose sans cesse cette stupide question ? Mais non ! Mieux vaut pour une fois ne pas être pris au piège de ma sensibilité romanesque et savourer tout simplement ma blonde et juvénile félicité.

Ne suis-je pas le plus heureux des hommes, séduisant don Quichotte de Montclairgeau ? Car le Sage a décidément raison : carpe diem ! Cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie !


A SUIVRE