Tous les petits garçons dessinent des châteaux forts. Peu prolongent le jeu en les visitant et en devenant des spécialistes des croisades. Enfin très rares sont ceux que le krach des chevaliers éveille à la conscience de la cause arabe, passion qui jeta Thomas Herbert Lawrence âgé de vingt-huit ans – c'est-à-dire proche encore des donjons et mâchicoulis de son enfance – dans l'aventure humaine qui fit rêver l'Occident, en notre siècle, plus qu'aucune autre. L'homme qui vers 1916-1917 s'habille en arabe et s'invente, avec une détermination fulgurante, un personnage et un destin, devait avoir l'apparence d'un adolescent. Petit, frêle, il s'impose une ascèse pour être à la hauteur de son rêve. Jamais il ne deviendra un monsieur – pas même un « colonel », puisque ce grade fut accepté par lui, comme un pauvre ferait l'aumône aux riches, ou par humour, pour en tirer l'unique privilège d'utiliser certain train express réservé aux officiers. On proposa au « colonel » de fantaisie, dit-on, le gouvernement de l'Egypte, la vice-royauté des Indes, qu'il refusa. Les grandes personnes, qui étaient des ministres, des généraux, Churchill, Clemenceau, le roi lui-même prièrent le héros du désert de renoncer à porter son déguisement. Ils le prièrent aussi de ne plus croire à la parole donnée. On ne jouait plus. Ils essayèrent de faire de lui un parjure. Enfin, quand il opposa une bouderie métaphysique et suicidaire aux flonflons de sa légende et aux complicités, on lui refusa les privilèges que famille et société refusent toujours à l'enfance : la solitude, le silence, l'anonymat. Douze mois durant – alors que l'aventure légendaire n'avait duré que dix-huit mois – Lawrence, devenu Ross, devenu Shaw, tenta de s'anéantir. Acharnement qui ne ressemble pas à un comportement de la maturité. L'inconnu de quarante six ans qui se casse la tête dans une chute de moto – accident de jeunesse – et meurt le 18 mai 1935 (jour de mes huit ans) n'a jamais pactisé avec l'âge. Quand il a participé aux travaux de la conférence de la Paix, conseiller du roi Fayçal, avait-il l'air d'un diplomate, d'un agent de l'Intelligence Service, d'un aventurier de l'Histoire ? Ou d'un petit garçon qui s'apprête à fuir ce jeu, dont il a enfin découvert le secret : « Tout le monde triche » ?

(…) J'ai souvent imaginé la campagne humide, la grosse moto un peu osseuse, à l'anglaise, que pilotait sans doute l'ex-colonel comme on caresse la mort. J'ai beau redouter d'être dupe des modes intellectuelles, celui-là j'aurais aimé le croiser, l'Oxonien aux traits taillés à coups de serpe, le voyageur des routes françaises qui lavait l'aquarelle archéologique devant les donjons en ruine, et un peu plus tard il se fondrait dans les foules d'Islam à la recherche d'un absolu encore à définir. Lawrence forcé par un soudard turc – imaginer la scène, la voir ! – et qui avouait plus tard chercher dans l'abjection un chemin possible vers la sérénité. « C'est vrai que j'aimais les choses inférieures ; c'est vers le bas que je cherchais mes plaisirs et mes aventures. Il y avait apparemment dans la dégradation une certitude, une sécurité finale. » Je me défie de cette rhétorique un peu bien confuse et complaisante qui, décorant le « portrait de l'aventurier », fut tant à la mode dans nos années 45 à 60. Malraux : comment se débrouillait-il avec le « misérable petit tas de secrets » que ne daignait pas dissimuler Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse ? Vincent Berger voulait « laisser une cicatrice sur la carte ». Que de littérature ! Mais le bey de Deraa se faisant amener dans la nuit le prisonnier à la peau claire, et nous voilà dans le monde réel et ombreux de l'humiliation. Ces vertiges ne m'ont jamais fasciné. Songeons pourtant au colonel Lawrence à la conférence de la Paix, à Versailles, « roi sans couronne », « faiseur de rois », intraitable agent britannique, dans les moments où, les parlotes l'épuisant, il laissait sans doute son regard fuir vers le moutonnement des arbres du parc. Sa mémoire ranimait-elle les images abominables de la nuit de Deraa ? Dépravation, romantisme et plongées suicidaires ne font pas partie de ma panoplie personnelle. Pourtant j'aurais voulu débarrasser Lawrence des oripeaux d'aventurier que le siècle lui a taillés, trop larges si l'on s'en tient à la lettre de la « révolte arabe », trop étroits si l'on voit Lawrence grandeur nature, dépouillé des petits à-côtés de sa légende et devenant le héros et la victime d'une des plus grandes tragédies personnelles du demi-siècle. Commencée dans le trivial empirisme d'une mission politique, bouleversée par la découverte que fit peu à peu Lawrence de sa complicité dans un mensonge historique, déchirée par les secrets d'une âme et d'un corps en perdition, et pour finir l'enfoncement dans le néant social et psychologique, l'aventure de Lawrence est d'un dessin parfait.


François Nourissier, À défaut de génie, Gallimard, 2000