LE PETIT GARÇON QUI DESSINAIT DES CHÂTEAUX
Par Michel Bellin le lundi 11 août 2008, 08:17 - Lien permanent
L'avant-veille de son départ pour le Golf d'Oman, nous avons regardé ensemble un DVD. Ce n'est pas dans nos habitudes : le cinéma est un Art à part entière qui n'est servi que par le grand écran et dont le miracle ne s'accomplit que par le rituel de la salle obscure quand se referme sur les spectateurs « ce délicieux traquenard » dont parlait si bien Genet. Mais ce jour-là, mon compagnon n'avait pu résister à une impérieuse envie d'acheter sur le marché de Garches une version intégrale (3h 37 !) du fameux film de David Lean qui nous avait l'un et l'autre envoûté durant notre adolescence. Plus qu'un magnifique livre d'images, « Lawrence d'Arabie » trace un stupéfiant destin. Thomas Herbert Lawrence (et son charismatique interprète, le troublant Peter O'Toole) nous occupa deux soirées entières. J'ai pu vérifier à cette occasion combien ma mémoire cinématographique fonctionne à merveille tant j'anticipais aisément quelque quarante années plus tard ici une image, là un travelling. Dans l'épisode de la prison de Deraa, j'ai ressenti le même trouble que dans le mutisme de mes 15 ans : comment, face à la fascination d'une chair dénudée et palpitante, un homme qui a autorité peut en humilier un autre ? Aucune réponse pour mes pupilles dilatées, pas même l'évocation d'une quelconque homosexualité, juste le trouble du non-dit dans le rictus du geôlier face au beau regard bleu apeuré… On se remémore ce qui nous a fasciné et touché. Peut-être inquiété. Il me plaît en tout cas de prolonger ce matin ces retrouvailles par une page de François Nourissier.
Pour la petite histoire, j'ai trouvé l'hiver dernier son bouquin abandonné sur un trottoir, au milieu des gravats, et depuis que j'ai recueilli ce pavé de près de 700 pages, j'y trouve ça et là de superbes pépites ! Certains adoptent des clebs abandonnés dans la torpeur aoûtienne, moi, ce sont les livres en perdition car je raisonne de plus en plus comme le Julius de mon théâtre : « Les livres ne sont pas fait pour être lus, mais pour tenir compagnie. C'est tellement plus reposant qu'un chien ! » Mon seul problème : la place puisque chez moi l'empilement des bouquins tient lieu de bibliothèque. Le style « Louis caisse » est ma gloire à l'heure où, chez les cons et les nouveaux riches façon Sarko, l'écran plat géant « made in China » fait office de marqueur social en lieu et place de La Pléiade ! Passons. Place au romantisme du désert.
Pour la petite histoire, j'ai trouvé l'hiver dernier son bouquin abandonné sur un trottoir, au milieu des gravats, et depuis que j'ai recueilli ce pavé de près de 700 pages, j'y trouve ça et là de superbes pépites ! Certains adoptent des clebs abandonnés dans la torpeur aoûtienne, moi, ce sont les livres en perdition car je raisonne de plus en plus comme le Julius de mon théâtre : « Les livres ne sont pas fait pour être lus, mais pour tenir compagnie. C'est tellement plus reposant qu'un chien ! » Mon seul problème : la place puisque chez moi l'empilement des bouquins tient lieu de bibliothèque. Le style « Louis caisse » est ma gloire à l'heure où, chez les cons et les nouveaux riches façon Sarko, l'écran plat géant « made in China » fait office de marqueur social en lieu et place de La Pléiade ! Passons. Place au romantisme du désert.
Tous les petits garçons dessinent des châteaux forts. Peu prolongent le jeu en les visitant et en devenant des spécialistes des croisades. Enfin très rares sont ceux que le krach des chevaliers éveille à la conscience de la cause arabe, passion qui jeta Thomas Herbert Lawrence âgé de vingt-huit ans – c'est-à-dire proche encore des donjons et mâchicoulis de son enfance – dans l'aventure humaine qui fit rêver l'Occident, en notre siècle, plus qu'aucune autre. L'homme qui vers 1916-1917 s'habille en arabe et s'invente, avec une détermination fulgurante, un personnage et un destin, devait avoir l'apparence d'un adolescent. Petit, frêle, il s'impose une ascèse pour être à la hauteur de son rêve. Jamais il ne deviendra un monsieur – pas même un « colonel », puisque ce grade fut accepté par lui, comme un pauvre ferait l'aumône aux riches, ou par humour, pour en tirer l'unique privilège d'utiliser certain train express réservé aux officiers. On proposa au « colonel » de fantaisie, dit-on, le gouvernement de l'Egypte, la vice-royauté des Indes, qu'il refusa. Les grandes personnes, qui étaient des ministres, des généraux, Churchill, Clemenceau, le roi lui-même prièrent le héros du désert de renoncer à porter son déguisement. Ils le prièrent aussi de ne plus croire à la parole donnée. On ne jouait plus. Ils essayèrent de faire de lui un parjure. Enfin, quand il opposa une bouderie métaphysique et suicidaire aux flonflons de sa légende et aux complicités, on lui refusa les privilèges que famille et société refusent toujours à l'enfance : la solitude, le silence, l'anonymat. Douze mois durant – alors que l'aventure légendaire n'avait duré que dix-huit mois – Lawrence, devenu Ross, devenu Shaw, tenta de s'anéantir. Acharnement qui ne ressemble pas à un comportement de la maturité. L'inconnu de quarante six ans qui se casse la tête dans une chute de moto – accident de jeunesse – et meurt le 18 mai 1935 (jour de mes huit ans) n'a jamais pactisé avec l'âge. Quand il a participé aux travaux de la conférence de la Paix, conseiller du roi Fayçal, avait-il l'air d'un diplomate, d'un agent de l'Intelligence Service, d'un aventurier de l'Histoire ? Ou d'un petit garçon qui s'apprête à fuir ce jeu, dont il a enfin découvert le secret : « Tout le monde triche » ?
(…) J'ai souvent imaginé la campagne humide, la grosse moto un peu osseuse, à l'anglaise, que pilotait sans doute l'ex-colonel comme on caresse la mort. J'ai beau redouter d'être dupe des modes intellectuelles, celui-là j'aurais aimé le croiser, l'Oxonien aux traits taillés à coups de serpe, le voyageur des routes françaises qui lavait l'aquarelle archéologique devant les donjons en ruine, et un peu plus tard il se fondrait dans les foules d'Islam à la recherche d'un absolu encore à définir. Lawrence forcé par un soudard turc – imaginer la scène, la voir ! – et qui avouait plus tard chercher dans l'abjection un chemin possible vers la sérénité. « C'est vrai que j'aimais les choses inférieures ; c'est vers le bas que je cherchais mes plaisirs et mes aventures. Il y avait apparemment dans la dégradation une certitude, une sécurité finale. » Je me défie de cette rhétorique un peu bien confuse et complaisante qui, décorant le « portrait de l'aventurier », fut tant à la mode dans nos années 45 à 60. Malraux : comment se débrouillait-il avec le « misérable petit tas de secrets » que ne daignait pas dissimuler Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse ? Vincent Berger voulait « laisser une cicatrice sur la carte ». Que de littérature ! Mais le bey de Deraa se faisant amener dans la nuit le prisonnier à la peau claire, et nous voilà dans le monde réel et ombreux de l'humiliation. Ces vertiges ne m'ont jamais fasciné. Songeons pourtant au colonel Lawrence à la conférence de la Paix, à Versailles, « roi sans couronne », « faiseur de rois », intraitable agent britannique, dans les moments où, les parlotes l'épuisant, il laissait sans doute son regard fuir vers le moutonnement des arbres du parc. Sa mémoire ranimait-elle les images abominables de la nuit de Deraa ? Dépravation, romantisme et plongées suicidaires ne font pas partie de ma panoplie personnelle. Pourtant j'aurais voulu débarrasser Lawrence des oripeaux d'aventurier que le siècle lui a taillés, trop larges si l'on s'en tient à la lettre de la « révolte arabe », trop étroits si l'on voit Lawrence grandeur nature, dépouillé des petits à-côtés de sa légende et devenant le héros et la victime d'une des plus grandes tragédies personnelles du demi-siècle. Commencée dans le trivial empirisme d'une mission politique, bouleversée par la découverte que fit peu à peu Lawrence de sa complicité dans un mensonge historique, déchirée par les secrets d'une âme et d'un corps en perdition, et pour finir l'enfoncement dans le néant social et psychologique, l'aventure de Lawrence est d'un dessin parfait.
François Nourissier, À défaut de génie, Gallimard, 2000