Samedi 27 septembre 1919. La triste équipée de Macornay.

Temps toujours chaud et ciel nuageux. La veille au soir, Cécile et moi avons rencontré le capitaine de Beaufort. Il nous a fort aimablement invités à venir jouer au tennis sur son court particulier, un tennis absolument réglementaire sis au parc de l'Etablissement de Bains à Lons-le-Saunier. Rendez-vous a été pris à neuf heures.

Comme nous nous préparions, voilà que débarque Xavier. Il avait prévu de nous accompagner en ville mais sa bicyclette était à plat. On perdit ainsi une bonne demi-heure à essayer de regonfler le pneu avant. Finalement, nous partîmes cahin-caha et, à peine arrivé à Lons, je m'aperçus que j'avais oublié mes espadrilles ! Or, Sigismond est intransigeant sur ce chapitre. Je dus rebrousser chemin, laissant Xavier et Cécile continuer seuls. Une demi-heure plus tard, j'arrivais près du parc. Ma chemise était à tordre !

Nous commençâmes par faire une partie en tourniquet qui fut gagnée par le Capitaine en 10 jeux (Xavier 6 et moi 7). Mon service n'avait pas été merveilleux car j'étais désorienté par la nouveauté du terrain. Ce fut encore plus moche lorsque je disputai un match contre Xavier. J'avais le soleil en face tandis que mon adversaire bénéficiait de l'ombre. Bien que ce « Xav » (comme minaude depuis peu Cécile) ait le don de m'agacer, je dois reconnaître qu'il a le talent de servir ses balles juste à la limite de la ligne et suffisamment percutantes pour que toute hésitation me soit fatale. Habileté de mon adversaire ou bonne fortune ? En tout cas, et sans vouloir m'excuser, ma raquette est un modèle ancien plutôt infect, détendue, atrocement mal équilibrée. Quand notre mère comprendra-t-elle que, grâce à son épargne de bouts de chandelle, nous risquons d'être humiliés par des détails ? Bref, durant tout le match, j'étais en très mauvaise posture, d'autant plus que je me sentais épié par divers curieux. Deux personnes entre autres me tétanisaient : ma sœur qui ne cessait d'encourager bruyamment son héraut et un jeune officier (on m'a dit ensuite qu'il s'agissait de Maurice A*** dont la famille habite Conlièges). Sous leurs yeux, j'ai subi une double vexation et fus vivement contrarié par mon échec. A vrai dire, toute cette journée a été placée sous le signe des contrariétés : au moment de quitter Lons, je m'aperçus que j'avais à mon tour un pneu à plat. Crevé ! Je dus réparer à la hâte et faire ensuite moult pédalages pour rattraper Cécile et Xavier. J'étais plus en nage que jamais !

Nous avions à déjeuner Maître Maillard, notaire à Bletterans. En son honneur, nous fîmes un repas très soigné et surtout bien arrosé, servi en grand style par Auguste qui avait revêtu pour la circonstance une magnifique livrée que nous ne lui connaissions pas. Nous devions ensuite, Cécile et moi, repartir – toujours à vélos ! – jusqu'à Macornay où nous étions invités à goûter. A vrai dire, ce genre de réception ne m'amuse toujours pas, il n'y aurait vraisemblablement que de vieilles gens mais je me sentais moralement contraint d'y être présent : d'abord, selon mes nouvelles directives, je tenais à être fidèle à un engagement et répondre correctement à une invitation en bonne et due forme. Ensuite, je pensais avoir la chance (minime) d'y retrouver Colette et de faire peut-être de nouvelles connaissances. Nous partîmes donc peu avant quatre heures alors que se précisaient des menaces d'orage sur la Bresse. Rien de gave, me dis-je : le ciel était complètement découvert au-dessus de Lons et le vent soufflait du sud. L'orage glisserait vraisemblablement vers le nord sans nous atteindre.

Il faisait chaud et lourd. On traversa la ville puis l'on se retrouva en face d'une longue et dure côte, dans le prolongement de la rue St Désiré. Je ne connaissais pas cette contrée. Après un bon kilomètre parcouru à pied, nous arrivâmes, ruisselants, au sommet d'une sorte de col, entre la côte de Mancy à gauche, déplorablement nue, pierreuse, désolée et Montciel à droite, avec ses sapins et ses pâturages plus riants. Cécile n'avait pas prévu ces difficultés, encombrée de son chapeau qu'elle avait tenu à étrenner. Dans le fond d'une modeste vallée, blottis au centre d'un cirque, les villages de Courbouzon et de Macornay. Deux kilomètres de rapide descente nous amenèrent jusqu'à Macornay où l'on nous indiqua avec précision la maison des B***. Il était déjà cinq heures quand nous trouvâmes une nombreuse tablée qui nous fit fête : Monsieur et Madame, leurs deux filles et la plupart des dames de l'Etoile. Comme redouté, la gent féminine était prépondérante et pas de jeunesse à l'horizon. Je me vengeai sur la glace à la crème copieusement arrosée de champagne. Ensuite, au lieu d'aller faire des balles sur le terrain trop rudimentaire, j'eus l'imprudence de m'enfermer au salon, dans un rond de poules s'il en fut jamais ! Madame B***, menue, vieillotte, harnachée comme une douairière et portant lorgnons, accompagna ses filles au piano. Chacune chanta deux morceaux et leur mère exécuta ensuite Delibes, dans la double acception du mot. J'étais consterné. Après ce supplice, les conversations reprirent. Monsieur B*** y veillait personnellement, donnant de la voix et du geste. C'est un géant bellâtre qui sait se tenir en société et discourir doctement. Son fils Noël était absent, devant réviser son bac d'octobre. Madame B***, qui avait entendu parler du collège Stanislas et de mes difficultés, me prit à l'écart : elle tenait à me raconter par le détail les malheurs de son rejeton. Par une malchance indigne, son génie était victime d'examinateurs féroces et d'auteurs latins « inconnus » (songez donc, pensais-je, Quintilien, un auteur inconnu et forcément intraduisible!). Bref, la mère poule était au bord de l'apoplexie et caquetait d'indignation ! Je compatis mollement en dérivant vers les mathématiques dont je tentai d'expliciter, sous son œil rond, les arcanes autrement redoutables. Bref, je m'ennuyais ferme. Tandis qu'autour de moi on continuait de jaser en engloutissant des sucreries, je m'occupais à examiner par la porte-fenêtre entrouverte le pays, tous ces vignobles grimpant à l'assaut d'un cirque de côtes nues et mornes. Rien à voir avec la grandeur d'une vraie montagne ni la gracieuseté de l'Etoile ! Du coup, mes regards déçus refluèrent vers l'intérieur bourgeois. Rien ne trouva grâce à mes yeux tant la décoration était chargée et prétentieuse, avec beaucoup de fautes de goût : un fauteuil Récamier côtoyait par exemple un mobilier Louis XVI, au milieu de pastels décolorés ou de consoles en marbre imitées de l'antique.

Je finis par m'inquiéter de l'état du ciel. L'orage, sans nous toucher encore, grondait tout autour de la vallée. A six heures et demie, malgré l'assurance générale qu'il n'y avait rien à craindre de ce grain de chaleur, je parvins à convaincre Cécile de regagner nos pénates le plus rapidement possible. D'ailleurs, ma perspicacité fit des émules : beaucoup d'invités nous imitèrent et quittèrent les lieux, les uns en voiture attelée, les autres en automobiles, les moins bien lotis – c'est-à-dire Cécile et moi – à bicyclettes. Nous n'étions pas encore au sommet de la côte, juste avant Lons, que l'orage fondit sur nous. Pas encore des trombes, mais la symphonie assourdissante des éclairs et du tonnerre. Plus moyen de rebrousser chemin : nous nous élançons dans la descente en pleine bourrasque. La route est dangereuse car les bords n'offrent aucune protection. La foudre nous aveugle, le vent menace de nous déséquilibrer dans les virages. Je suis à la fois pris de panique et d'une joie violente. Quelle ivresse ! Quel merveilleux danger ! Vivre enfin dans la foudre au pied d'un volcan ! Mon exaltation faiblit pourtant quand s'ouvrent les vannes du ciel. La pluie tombe si drue, la visibilité devient si nulle que nous courrons nous réfugier sous un pont, sous la voie ferrée, tout de suite après le passage à niveau de St-Jean-de-Losne. C'est un passage étroit, humide, dans un courant d'air glacial qui risquait à tout moment de se transformer en crue. A peine nous étions-nous terrés sous cet abri de fortune, collés contre les parois, en maintenant nos bicyclettes sur un étroit trottoir, soudain, un coup de foudre d'une violence inouïe. Cécile hurle et se serre contre moi. Tous les éléments semblaient se déchaîner à l'aplomb du pont. Nous n'en menions pas large et crûmes notre dernière heure venue. Tandis que ma sœur tremblait de tous ses membres, pelotonnée contre moi, sa robe complètement détrempée, je savourais une sorte de revanche. Enfin, je ne m'ennuyais pas ! Il se passait enfin quelque chose dans ma vie. Et quelqu'un avait besoin de moi, trouvait en moi chaleur et protection ! Peu importe que ce soit ma sœur, peu importe que le péril soit réel ou non, enfin je vis, je frémis, je vibre avec la nature et sa colère, je la fais mienne. Sacré nom d'un macaroni !

Au bout d'un quart d'heure, l'orage sembla s'éloigner car la pluie se faisait moins dense. Je proposai à Cécile de reprendre la route, mais elle ne voulut rien savoir. Elle avait peur d'abîmer son maudit chapeau qui ressemblait déjà à une serpillière. Nous fîmes bien de ne pas abandonner prématurément notre abri : un second orage survint, encore plus effroyable que le premier. Les ténèbres où nous étions désormais plongés étaient traversées de spasmes lumineux. Même les pierres du parapet semblaient ébranlées. Puis à nouveau l'accalmie. Cette fois, c'en était trop, plus une seconde à perdre : ce pont n'était pas assez sûr. C'est alors que, épargnés par l'ire de la nature, nous fûmes accablés par la bêtise humaine. Montant de Lons, une série de voitures à bœufs s'engageait sous le pont. Je me tenais encore sous l'arche, serré contre la paroi, maintenant tant bien que mal ma bicyclette. Les bêtes, mal dirigées, appuient de mon côté. Impossible pour moi de reculer. Et pour aller où ? La première roue du char passe sans encombre, la seconde… Je ne saurais dire ce qui se passa exactement en cet instant de fin du monde ! Ma bicyclette est accrochée, entraînée, ma roue de devant se coince entre le trottoir et la charrette. N'écoutant que mon courage, je me précipite, au risque d'être broyé à mon tour. Imbécile de conducteur ! Assourdi par le tonnerre, cuvant sans doute son vin, le paysan ne s'était aperçu de rien. Incroyable : les trois voitures poursuivaient leur chemin placidement.

« Foutus, nous sommes foutus ! » J'en aurais pleuré de rage. Je tremblais de tous mes membres, révolté, hurlant au conducteur des obscénités de templier. La fourche avant de ma bécane était complètement tordue et faussée. Je restais interdit, anéanti. Cécile s'était rapprochée de moi et m'avait pris la main. A son tour, elle me réconfortait. Je me secouai et décidai de lutter contre l'adversité. A la lueur des éclairs, sous le gros de la pluie, à l'extérieur du pont, alors qu'il faisait presque nuit noire tant le ciel était sombre, j'essayai de détordre ma fourche et d'y replacer ma roue. Peine perdue ! Je ne réussis qu'à égarer les écrous. Pour finir, trempé, boueux, les doigts écorchés, la rétine des yeux complètement éblouie par les zébrures de la foudre, je consentis à répondre aux objurgations de ma sœur : je m'abritai à nouveau sous le pont, dans un état de désespoir incroyable. Nous rongeâmes notre frein : l'orage finirait bien par s'éloigner pour de bon. Notre décision était prise : dès la première accalmie sérieuse, nous gagnerions le centre de Lons, tout proche, pour tâcher d'y trouver le premier marchand de cycles venu.C'est ce que nous fîmes à la première occasion. Cahin-caha, à grandes foulés décuplées par la rage, traînant ma pitoyable Rossinante, je descendis avec Cécile jusqu'à la place Lecourbe. L'obscurité était presque totale car l'orage avait empêché d'allumer les réverbères. Le premier magasin étant fermé (il était déjà sept heures et demi), c'est par des ruelles infâmes et ténébreuses que j'allai chez Capiod, rue des Cordeliers. Cécile n'en menait pas large, s'attendant à chaque instant à être attaquée par des apaches ou des russes. Me croira qui voudra, cette suite d'aventures ne laissait d'avoir pour moi un certain sel (tout, sauf les cantatrices de Macornay !), même si ma bicyclette mutilée me désespérait.

Nouveau contretemps : le magasin de Capiod était lui aussi fermé. Hermétiquement clos. Nous allâmes chez Péclet, malgré la pluie qui avait repris, et – à mon grand soulagement – on accepta de nous reconduire jusqu'à l'Etoile dans une antique victoria. Cet attelage se fit longtemps attendre. Pendant ce temps, nous tentions de nous sécher dans l'épicerie, fort inquiets de l'heure tardive. Il était près de 8 heures, lorsque je montai avec Cécile sous la capote, après avoir fixé sa bicyclette sur le devant. Son chapeau était informe et elle reniflait en silence. Ma sœur faiblir ! C'est bien la première fois que je la voyais trahie par ses nerfs. J'avais abandonné mon vélo sur place, bien décidé à venir le faire réparer dès demain. Ce me fut un crève-cœur de me séparer de ma chère Rossinante et de l'abandonner ainsi à son triste sort pour les derniers jours des vacances. Que pouvais-je faire de mieux ? En attendant, la pluie ne cessait de tomber. Comme c'était à présent une pluie fine et glacée, le conducteur, sans doute apitoyé à la vue de si infortunés jeunes gens, déploya une couverture râpée sur nos genoux. Malgré cette attention, nous étions transis de froid et d'humidité durant ce voyage qui me parut interminable. Aucun repère dans le noir complet ! Nous n'arrivâmes au château de Montclairgeau qu'après neuf heures. La course nous coûtait 20 Francs ! Jamais notre home ne nous parut plus confortable, surtout que nous commencions à avoir grand faim. Bon Papa, Mère et les petites en étaient à la fin du dîner. On ne nous attendait plus guère et personne hélas ! ne semblait s'être inquiété de notre sort, malgré les éléments déchaînés. En tout cas, courbatu, le dos douloureux comme si on m'avait cravaché, je jurai fort – un peu tard, comme toujours – qu'on ne m'y reprendrait plus à courir à Macornay en général, et sous un pont en particulier. Quant aux attelages à bœufs et à leurs maudits conducteurs, je les envoie tous au diable !


Post scriptum : je rajoute cette précision sur mon cahier, en ce triste dimanche matin. Hier soir, comme prévu, j'étais trop épuisé et nerveux pour pouvoir m'endormir. J'ai passé une nuit agitée, fiévreuse, sans sommeil. Les orages se sont succédé toute la nuit, horrible fracas, torrents d'eau sur le zinc. J'ai bien cru que tout le toit allait partir en pièces ! Cette sourde angoisse ne fut sans doute pas étrangère à cette affreuse insomnie qui me laisse ce matin complètement anéanti.


A SUIVRE