5/ L'amour des garçons et l'amour tout court

Notre interrogation sur les rapports avec les garçons prend, d'une façon très générale, la forme d'une réflexion sur l'amour.

De ce fait, il ne faudrait surtout pas conclure que, pour les Grecs, l'Eros ne pouvait avoir sa place que dans ce type de rapports, et qu'il ne saurait caractériser les relations avec une femme ; Eros peut unir des êtres humains de quelque sexe qu'ils soient : on peut voir chez Xénophon que Nikératos et sa femme étaient unis entre eux par les liens de l'Eros et de l'Antéros. L'Eros n'est pas forcément « homosexuel » ni non plus exclusif du mariage ; et le lien conjugal ne se distingue pas de la relation en ceci qu'il serait incompatible avec la force de l'amour et sa réciprocité. La différence est ailleurs. La morale matrimoniale, et plus précisément l'éthique sexuelle de l'homme marié, n'appelle pas, pour se constituer et définir ses règles, l'existence d'une relation du type de l'Eros (même s'il est fort possible que ce lien existe entre les époux). En revanche, lorsqu'il s'agit de définir ce que doit être, pour atteindre la forme la plus belle et la plus parfaite, la relation d'un homme et d'un garçon, et lorsqu'il s'agit de déterminer quel usage, à l'intérieur de leur relation, ils peuvent faire de leurs plaisirs, alors la référence à l'Eros devient nécessaire ; la problématisation de leur rapport relève d'une « Erotique ».

C'est qu'entre deux conjoints, le statut lié à l'état de mariage, la gestion de l'oikos, le maintien de la descendance peuvent fonder les principes de conduite, définir ses règles et fixer les formes de la tempérance exigée. En revanche, entre un homme et un garçon qui sont en position d'indépendance réciproque et entre lesquels il n'y a pas de contrainte institutionnelle, mais un jeu ouvert (avec préférences, choix, liberté de mouvement, issue incertaine), le principe de régulation des conduites est à demander à la relation elle-même, à la nature du mouvement qui les porte l'un vers l'autre et de l'attachement qui les lie réciproquement. La problématisation se fera donc dans la forme d'une réflexion sur la relation elle-même : interrogation à la fois théorique et prescriptive de la façon d'aimer.

Mais en fait, cet art d'aimer s'adresse à deux personnages. Certes, la femme et son comportement n'étaient pas complètement absents de la réflexion sur l'Economique ; mais elle n'était là qu'à titre d'élément complémentaire de l'homme ; elle était placée sous son autorité exclusive et s'il était bon de la respecter dans ses privilèges, c'était dans la mesure où elle s'en montrait digne et où il était important que le chef d'une famille reste maître de soi. En revanche, le garçon peut bien être tenu à la réserve qui s'impose à cet âge ; avec ses refus possibles (redoutés mais honorables) et ses acceptations éventuelles (souhaitées, mais facilement suspectes), il constitue, en face de l'amant, un centre indépendant. Et l'Erotique aura à se déployer d'un foyer à l'autre de cette sorte d'ellipse. Dans l'Economique et la Diététique, la modération volontaire d'un homme se fondait essentiellement sur son rapport à soi ; dans l'Erotique, le jeu est plus complexe ; il implique la maîtrise de soi de l'amant ; il implique aussi que l'aimé soit capable d'instaurer un rapport de domination sur lui-même ; et implique enfin, dans le choix réfléchi qu'ils font l'un de l'autre, un rapport entre leurs deux modérations. On peut même noter une certaine tendance à privilégier le point de vue du garçon : c'est surtout sur sa conduite à lui qu'on s'interroge et c'est à lui qu'on propose avis, conseils et préceptes, comme s'il était important avant tout de constituer une Erotique de l'objet aimé, ou du moins de l'objet aimé en tant qu'il a à se former comme sujet de conduite morale.

(…) Lorsque le garçon finit par « accorder ses faveurs », ce n'est pas une simple reddition. Le jeune homme accepte par un mouvement qui consent à un désir et à la demande de l'autre, mais qui n'est pas de la même nature. C'est une réponse ; ce n'est pas le partage d'une sensation. Le garçon n'a pas à être titulaire d'un plaisir physique ; il n'a même pas exactement à prendre plaisir au plaisir de l'homme. Il a, s'il cède quand il faut, c'est-à-dire sans trop de précipitation ni trop de mauvaise grâce, à ressentir un contentement à donner du plaisir à l'autre.

Le rapport sexuel avec le garçon demande donc, de la part de chacun des deux partenaires, des conduites particulières. Conséquence du fait que le garçon ne peut s'identifier au rôle qu'il a à jouer, il devra refuser, résister, fuir, se dérober ; il faudra donc qu'il mette au consentement, si en fin de compte il l'accorde, des conditions concernant celui à qui il cède (sa valeur, son statut, sa vertu) et le bénéfice qu'il peut en attendre : bénéfice plutôt honteux s'il ne s'agit que d'argent, mais honorable s'il s'agit de l'apprentissage du métier d'homme, des appuis sociaux pour l'avenir, ou d'une amitié durable. Et justement, ce sont des bienfaits de ce genre que l'amant doit pouvoir fournir, en plus des cadeaux plus statutaires qu'il convient de faire – et dont l'importance et la valeur varient avec la condition des partenaires. De sorte que l'acte sexuel, dans la relation entre un homme et un garçon, doit être pris dans un jeu de refus, d'esquives, et de fuite qui tend à le reporter aussi loin que possible, mais aussi dans un processus d'échanges qui fixe quand et à quelles conditions il est convenable qu'il se produise.

En somme, le garçon a à donner par complaisance, et donc pour autre chose que son propre plaisir, quelque chose que son partenaire cherche pour le plaisir qu'il a y prendre : mais celui-ci ne peut le demander légitimement sans la contrepartie de cadeaux, de bienfaits, de promesses et d'engagements qui sont d'un tout autre ordre que le « don » qui lui est fait. De là cette tendance si manifestement marquée dans la réflexion grecque sur l'amour des garçons : comment intégrer ce rapport dans un ensemble plus vaste et lui permettre de se transformer en un autre type de relation : une relation stable, où la relation physique n'aura plus d'importance et où les deux partenaires pourront partager les mêmes sentiments et les mêmes biens ? L'amour des garçons ne peut être moralement honorable que s'il comporte (grâce aux bienfaits raisonnables de l'amant, grâce à la complaisance réservée de l'aimé) les éléments qui constituent les fondements d'une transformation de cet amour en un lien définitif et socialement précieux, celui de philia.


Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs (II), Gallimard, 1984

[Demain : reprise du feuilleton littéraire « Cet été plein de fleurs ».]