4/ L'amour des garçons dans un temps précaire

Dans le rapport à l'adolescence, la question du temps est importante, mais elle est posée de façon singulière ; ce qui importe, ce n'est plus comme dans le cas de la Diététique, l'instant opportun de l'acte, ni comme dans l'Economique, le maintien constant d'une structure relationnelle : c'est plutôt la question difficile du temps précaire et du passage fugitif.

Elle s'exprime de différentes façons, et d'abord comme un problème de « limite » : quel est le temps à partir duquel un garçon devra être considéré comme trop vieux pour être partenaire honorable dans la relation d'amour ? A quel âge n'est-il plus bon pour lui d'accepter ce rôle, ni pour son amoureux de vouloir le lui imposer ? Casuistique bien connue des signes de virilité qui doivent marquer un seuil qu'on déclare d'autant plus intangible qu'il doit être en fait bien souvent franchi et qu'on se donne la possibilité de blâmer ceux qui le transgressent. La première barbe, on le sait, passait pour cette marque fatidique, et le rasoir qui la coupait devait rompre, disait-on, le fil des amours (cf. PLATON, Protagoras, 309a).

Il faut noter en tout cas qu'on ne blâmait pas simplement les garçons qui acceptaient de jouer un rôle qui n'était plus en rapport avec leur virilité, mais les hommes qui fréquentaient des garçons trop âgés. Les stoïciens seront critiqués de garder trop longtemps leurs aimés – jusqu'à vingt-huit ans – mais l'argument qu'ils donneront et qui prolonge d'une certaine façon l'argument de Pausanias dans le Banquet (il soutenait que, pour qu'on ne s'attache qu'à des jeunes gens de valeur, la loi devait interdire les relations avec des garçons trop jeunes) montre que cette limite était moins une règle universelle qu'un thème de débat permettant des solutions assez diverses.

Cette attention au temps de l'adolescence et à ses limites a sans doute été un facteur d'intensification de la sensibilité au corps juvénile, à sa beauté particulière et aux différentes marques de son évolution. Le physique adolescent est ainsi devenu l'objet d'une sorte de valorisation culturelle très insistante. Que le corps masculin puisse être beau, bien au-delà de son premier charme, les Grecs ne l'ignoraient ni ne l'oubliaient ; la statuaire antique s'attache plus volontiers au corps adulte et il est rappelé dans le Banquet de Xénophon qu'on prenait soin de choisir comme thallophores d'Athéna les plus beaux vieillards. Mais dans la morale sexuelle, c'est le corps juvénile avec son charme propre qui est régulièrement proposé comme le « bon objet » de plaisir. Et on aurait tort de croire que ses traits étaient valorisés à cause de leur parenté avec la beauté féminine ! Ils l'étaient en eux-mêmes ou dans leur juxtaposition avec les signes et les cautions d'une virilité en train de se former : la vigueur, l'endurance, la fougue faisaient aussi partie de cette beauté ; et il était bon justement que les exercices, la gymnastique, les concours, la chasse viennent les renforcer, garantissant ainsi que cette grâce ne verse pas dans la mollesse et l'effémination. L'ambiguïté féminine qui sera perçue plus tard (et même déjà au cours de l'Antiquité) comme une composante – mieux, comme la raison secrète – de la beauté de l'adolescent, était plutôt à l'époque classique ce dont le garçon devait se garder et être gardé. Il y a chez les Grecs toute une esthétique morale du corps du garçon ; elle est révélatrice de sa valeur personnelle et de celle de l'amour qu'on lui porte. La virilité comme marque physique doit en être absente ; mais elle doit être présente comme forme précoce et promesse de comportement : se conduire déjà comme un homme qu'on n'est pas encore.

Mais à cette sensibilité sont liés aussi l'inquiétude devant ces changements si rapides et la proximité de leur terme, le sentiment du caractère fugace de cette beauté et de sa désirabilité légitime, la crainte, la double crainte si souvent exprimée chez l'amant de voir l'aimé perdre sa grâce, et chez l'aimé de voir les amoureux se détourner de lui. Et la question qui est posée alors est celle de la conversion possible, moralement nécessaire et socialement utile, du lien d'amour (voué à disparaître) en une relation d'amitié, de philia. Celle-ci se distingue de la relation d'amour dont il arrive et dont il est souhaitable qu'elle naisse ; elle est durable, elle n'a d'autre terme que la vie elle-même et elle efface les dissymétries qui étaient impliquées dans le rapport érotique entre l'homme et l'adolescent. C'est un des thèmes fréquents dans la réflexion morale sur ce genre de relations, qu'elles doivent s'affranchir de leur précarité : précarité qui est le fait de l'inconstance des partenaires, et une conséquence du vieillissement du garçon perdant son charme ; mais elle est aussi un précepte, puisqu'il n'est pas bien d'aimer un garçon qui a passé un certain âge, non plus que pour lui de se laisser aimer.

Cette précarité ne saurait être évitée que si, dans l'ardeur de l'amour, déjà la philia, l'amour, commence à se développer : philia, c'est-à-dire la ressemblance du caractère et de la forme de vie, le partage des pensées et de l'existence, la bienveillance mutuelle. C'est cette naissance et ce travail de l'amitié indéfectible dans l'amour que décrit Xénophon quand il dresse le portrait de deux amis qui se regardent l'un l'autre, conversent, se font mutuellement confiance, se réjouissent ou se chagrinent ensemble des réussites et des échecs et veillent l'un sur l'autre. « C'est en se comportant de la sorte qu'ils ne cessent jusqu'à la vieillesse de chérir leur mutuelle tendresse et de jouir d'elle. » (XENOPHPON, Banquet, VIII, 18. Tout ce passage du discours de Socrate est très caractéristique de l'inquiétude devant la précarité des amours masculines et du rôle que doit y jouer la permanence de l'amitié.)


Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs (II), Gallimard, 1984


[Demain, suite et fin : L'amour des garçons et l'amour tout court.]