L’AMOUR GREC POUR LES GARÇONS (3)
Par Michel Bellin le mercredi 27 août 2008, 07:42 - Lien permanent
Nous affirmons aujourd'hui qu'on ne doit plus accorder aux relations de type homosexuel une moindre valeur, ni lui réserver un statut particulier. Or, il semble qu'il en ait été très différent pour les Grecs : ils pensaient que le même désir s'adressait à tout ce qui était désirable – sous la réserve que l'appétit était plus noble qui se portait vers ce qui est plus beau et plus honorable ; mais ils pensaient aussi que ce désir devait donner lieu à une conduite particulière lorsqu'il prenait place dans une relation entre deux individus de sexe masculin. Les Grecs n'imaginaient point qu'un homme ait besoin d'une « nature » autre pour aimer un homme ; mais ils estimaient volontiers qu'aux plaisirs qu'on prenait dans une telle relation, il fallait donner une forme morale autre que celle qui était requise lorsqu'il s'agissait d'aimer une femme. Dans ce genre de rapport, les plaisirs ne trahissaient pas, chez qui les éprouvait, une nature étrange ; mais leur usage requérait une stylistique propre.
3/ L'amour des garçons : un jeu très ouvert
A la différence de la vie matrimoniale, on a affaire entre hommes et garçons à un jeu qui est « ouvert », au moins jusqu'à un certain point.
Ouvert « spatialement ». Dans le domaine économique et l'art de la maisonnée, on avait affaire à une structure spatiale binaire où la place des deux conjoints était soigneusement distinguée (l'extérieur pour le mari, l'intérieur pour l'épouse, le quartier des hommes d'un côté et de l'autre celui des femmes). Avec le garçon, le jeu de se déroule dans un espace très différent : espace commun au moins à partir du moment où l'enfant a atteint un certain âge – espace de la rue et des lieux de rassemblement, avec quelques points stratégiquement importants (comme le gymnase) ; mais espace où chacun se déplace librement – alors que, dans les écoles, cette liberté était limitée et surveillée – de sorte qu'il faut poursuivre le garçon, le chasser, le guetter là où il peut chasser, et le saisir à l'endroit où il se trouve. C'est un thème de plainte ironique de la part des amoureux que la nécessité de courir le gymnase, d'aller avec l'aimé à la chasse, et de s'essouffler à partager des exercices pour lesquels on n'est plus fait.
Mais le jeu est ouvert aussi et surtout en ceci qu'on ne peut exercer sur le garçon – du moment qu'il n'est pas de naissance servile – aucun pouvoir statutaire : il est libre de son choix, de ce qu'il accepte ou refuse, de ses préférences ou de ses décisions. Pour obtenir de lui ce qu'il est toujours en droit de ne pas concéder, il faut être capable de le convaincre ; qui veut retenir sa préférence, doit à ses yeux l'emporter sur ses rivaux s'il s'en présente, et, pour cela, faire valoir des prestiges, des qualités, ou des cadeaux ; mais la décision appartient au garçon lui-même : en cette partie qu'on engage, on n'est jamais sûr de gagner. Or, c'est en cela même que consiste son intérêt. Rien n'en témoigne mieux que la jolie complainte de Hiéron le tyran, telle que Xénophon la rapporte. Etre tyran, explique-t-il, ne rend agréable ni la relation avec l'épouse, ni celle avec le garçon. Car un tyran ne peut prendre femme que dans une famille inférieure, perdant ainsi tous les avantages de se lier avec une famille « plus riche et plus puissante que soi ». Avec le garçon – et Hiéron est amoureux de Dailochos – le fait de pouvoir disposer d'un pouvoir despotique suscite d'autres obstacles ; les faveurs que Hiéron voudrait tant obtenir, c'est de son amitié et de son plein gré qu'il tient à les attendre ; mais « les lui ravir de force », il n'en éprouve pas plus le désir « que de se faire du mal à soi-même ».Prendre quelque chose à l'ennemi contre son gré, c'est le plus grand des plaisirs ; pour les faveurs des garçons, les plus douces sont celles qu'ils accordent volontairement. Quel plaisir, par exemple, « d'échanger des regards avec un ami qui vous paie de retour ! Quel charme dans ses questions ! Quel charme dans ses réponses ! Même les querelles et les brouilles sont pleines de douceurs et d'attraits. Mais jouir d'un garçon malgré lui, c'est de la piraterie plutôt que de l'amour ».
Dans le cas du mariage, la problématisation des plaisirs sexuels et de leurs usages se fait à partir du rapport statutaire qui donne à l'homme le pouvoir de gouverner la femme, les autres, le patrimoine, la maisonnée ; la question essentielle est dans la modération à apporter à ce pouvoir. Dans le cas du rapport avec les garçons, l'éthique des plaisirs aura à faire jouer, à travers les différences d'âge, des stratégies délicates qui doivent tenir compte de la liberté de l'autre, de sa capacité à refuser et de son nécessaire consentement.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs (II), Gallimard, 1984
[Demain : L'amour des garçons dans un temps précaire]