L’AMOUR GREC POUR LES GARÇONS (2)
Par Michel Bellin le mardi 26 août 2008, 10:18 - Lien permanent
Nous affirmons aujourd'hui qu'on ne doit plus accorder aux relations de type homosexuel une moindre valeur, ni lui réserver un statut particulier. Or, il semble qu'il en ait été très différent pour les Grecs : ils pensaient que le même désir s'adressait à tout ce qui était désirable – sous la réserve que l'appétit était plus noble qui se portait vers ce qui est plus beau et plus honorable ; mais ils pensaient aussi que ce désir devait donner lieu à une conduite particulière lorsqu'il prenait place dans une relation entre deux individus de sexe masculin. Les Grecs n'imaginaient point qu'un homme ait besoin d'une « nature » autre pour aimer un homme ; mais ils estimaient volontiers qu'aux plaisirs qu'on prenait dans une telle relation, il fallait donner une forme morale autre que celle qui était requise lorsqu'il s'agissait d'aimer une femme. Dans ce genre de rapport, les plaisirs ne trahissaient pas, chez qui les éprouvait, une nature étrange ; mais leur usage requérait une stylistique propre.
2/ L'amour des garçons comme jeu social
Il ne semble pas que le privilège accordé à ce type particulier de relations ait été seulement le fait des moralistes ou des philosophes animés par un souci pédagogique. On a l'habitude de lier étroitement l'amour grec pour les garçons avec la pratique de l'éducation et avec l'enseignement philosophique. Le personnage de Socrate y invite, ainsi que la représentation qui en a été donnée constamment dans l'Antiquité.
En fait, un contexte très large contribuait à la valorisation et à l'élaboration du rapport entre hommes et adolescents. La réflexion philosophique qui le prendra comme thème s'enracine en fait dans des pratiques sociales répandues, reconnues et relativement complexes : c'est qu'à la différence, semble-t-il, des autres relations sexuelles, ou en tout cas plus qu'elles, celles qui unissent l'homme et le garçon par-delà un certain seuil d'âge et de statut qui les sépare, étaient l'objet d'une sorte de ritualisation, qui en leur imposant plusieurs règles leur donnait forme, valeur et intérêt. Avant même qu'elles ne soient prises en compte par la réflexion philosophique, ces relations étaient déjà prétexte à tout un jeu social.
Autour d'elles s'étaient formées des pratiques de « cour » : sans doute, celles-ci n'avaient-elles pas la complexité qu'on trouve dans d'autres arts d'aimer comme ceux qui se sont développés au moyen Age. Mais elles étaient aussi bien autre chose que la coutume à respecter pour pouvoir obtenir en bonne et due forme la main d'une jeune fille. Elles définissent tout un ensemble de conduites convenues et convenables, faisant ainsi de cette relation un domaine culturellement et moralement surchargé : ces pratiques – dont K.J. Dover a attesté la réalité à travers de nombreux documents, cf. Homosexualité grecque, pp. 104-116) - définissent le comportement mutuel et les stratégies respectives que les deux partenaires doivent observer pour donner à leurs relations une forme « belle », esthétiquement et moralement valable. Elles fixent le rôle de l'éraste et celui de l'éromène.
L'un est en position d'initiative, il poursuit, ce qui lui donne des droits et des obligations ; il a à montrer son ardeur, il a aussi à la modérer ; il a des cadeaux à faire, des services à rendre ; il a des fonctions à exercer vis-à-vis de l'aimé ; et tout cela le fonde à attendre la juste récompense. L'autre, celui qui est aimé et courtisé, doit se garder de céder trop facilement ; il doit aussi éviter d'accepter trop d'hommages différents, d'accorder ses faveurs à l'étourdie et par intérêt, sans éprouver la valeur de son partenaire ; il doit aussi manifester la reconnaissance pour ce que l'amant a fait pour lui. Or, par elle-même déjà, cette pratique de cour montre bien que la relation sexuelle entre homme et garçon « n'allait pas de soi » ; elle devait s'accompagner de conventions, de règles de comportements, de manières de faire, de tout un jeu de délais et de chicanes destinées à retarder l'échéance, et à l'intégrer dans une série d'activités et de relations annexes. C'est dire que ce genre de relations qui était parfaitement admis n'était pas « indifférent ». Voir seulement dans toutes ces précautions prises et dans l'intérêt qu'on leur portait la preuve que cet amour était libre, c'est manquer le point essentiel, c'est méconnaître la différence qu'on faisait entre ce comportement sexuel et tous les autres à propos desquels on ne se souciait guère de savoir comment ils devaient se dérouler. Toutes ces préoccupations montrent bien que les relations de plaisir entre hommes et adolescents constituaient déjà dans la société un élément délicat, et un point névralgique amenant à se préoccuper de la conduite des uns et des autres.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs (II), Gallimard, 1984
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