L'usage des plaisirs dans les rapports avec les garçons a été, pour la pensée grecque, un thème d'inquiétude. Ce qui est paradoxal dans une société qui passe pour avoir « toléré » ce que nous appelons l' « homosexualité ». Mais peut-être n'est-il guère prudent d'utiliser ici ces deux termes.
(…) Nous affirmons aujourd'hui qu'on ne doit plus accorder à ce type de relations une moindre valeur, ni lui réserver un statut particulier. Or, il semble qu'il en ait été très différent pour les Grecs : ils pensaient que le même désir s'adressait à tout ce qui était désirable – sous la réserve que l'appétit était plus noble qui se portait vers ce qui est plus beau et plus honorable ; mais ils pensaient aussi que ce désir devait donner lieu à une conduite particulière lorsqu'il prenait place dans une relation entre deux individus de sexe masculin. Les Grecs n'imaginaient point qu'un homme ait besoin d'une « nature » autre pour aimer un homme ; mais ils estimaient volontiers qu'aux plaisirs qu'on prenait dans une telle relation, il fallait donner une forme morale autre que celle qui était requise lorsqu'il s'agissait d'aimer une femme. Dans ce genre de rapport, les plaisirs ne trahissaient pas, chez qui les éprouvait, une nature étrange ; mais leur usage requérait une stylistique propre.

1/ L'amour entre garçons et la différence d'âge.

Il faut d'abord remarquer que les réflexions philosophiques et morales à propos de l'amour masculin ne recouvrent pas tout le domaine possible des relations sexuelles entre hommes. L'essentiel de l'attention est focalisé sur une relation « privilégiée » - foyer de problèmes et de difficultés, objet de souci particulier : c'est une relation qui implique entre les partenaires une différence d'âge et, en rapport avec celle-ci, une certaine distinction de statut. La relation à laquelle on s'intéresse, dont on discute et sur laquelle on s'interroge, n'est pas celle qui lierait deux adultes déjà mûrs ou deux gamins du même âge : c'est celle qui s'élabore entre deux hommes (et rien n'empêche qu'ils soient jeunes tous deux et assez rapprochés par l'âge) qui sont considérés comme appartenant à deux classes d'âge distinctes et dont l'un encore tout jeune n'a pas achevé sa formation, et n'a pas atteint son statut définitif. C'est l'existence de ce décalage qui marque la relation sur laquelle les philosophes et les moralistes s'interrogent.

Il ne faut pas, de cette attention particulière, tirer de conclusions hâtives ni sur les comportements sexuels des Grecs ni sur les particularités de leurs goûts (même si beaucoup d'éléments de la culture montre que le tout jeune homme était à la fois indiqué et reconnu comme un objet érotique de haut prix). Il ne faudrait pas imaginer en tout cas que seul ce type de relations était pratiqué ; on trouve bien des références à des amours masculines qui n'obéissent pas à ce schéma, et ne comportent pas entre les partenaires ce « différentiel d'âge ».

Il serait tout aussi inexact de supposer que, pratiquées, ces autres formes de relations étaient mal vues et systématiquement considérées comme malséantes. On estimait tout à fait naturelles, et même faisant partie de leur condition, les relations entre jeunes garçons. Inversement, on pouvait citer sans blâme l'amour vivace qui se prolonge dans un couple d'hommes ayant passé tous deux, largement, l'adolescence. (On a cité longtemps l'exemple d'Euripide qui aimait encore Agathon quand celui-ci était déjà un homme dans la force de l'âge.) Sans doute pour des raisons qu'on verra – et qui touchent à la polarité, considérée comme nécessaire, de l'activité et de la passivité – la relation entre deux hommes faits sera plus facilement objet de critique et d'ironie : c'est que le soupçon d'une passivité toujours mal vue est particulièrement grave quand il s'agit d'un adulte. Mais, aisément acceptées ou plutôt suspectes, il faut bien voir – là est l'important pour l'instant – que ces relations ne sont pas l'objet d'une sollicitude morale ou d'un intérêt théorique bien grand. Sans être ignorées ni inexistantes, elles ne relèvent pas du domaine de la problématisation active et intense. L'attention et le souci se concentrent sur des rapports dont on peut deviner qu'ils étaient chargés d'enjeux multiples : ceux qui peuvent se nouer entre un aîné qui a achevé sa formation – et qui est censé jouer le rôle socialement, moralement et sexuellement actif – et le plus jeune, qui n'a pas atteint son statut définitif et qui a besoin d'aide, de conseils et d'appui.

Cette différence, au cœur de la relation, était en somme ce qui la rendait valable et pensable. À cause d'elle, on valorisait ce rapport, à cause d'elle, on l'interrogeait ; et là où elle n'était pas manifeste, on cherchait à la retrouver. Ainsi aimait-on discuter à propos de la relation entre Achille et Patrocle, pour savoir comment ils se différenciaient et lequel des deux avait le pas sur l'autre (puisque sur ce point le texte d'Homère était ambigu. Il donnait en effet à l'un la naissance, à l'autre l'âge ; à l'un la force, à l'autre la réflexion. Cf. Iliade, XI, 786). Une relation masculine provoquait une préoccupation théorique et morale lorsqu'elle s'articulait sur une différence assez marquée autour du seuil qui sépare l'adolescent de l'homme.


Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs (II), Gallimard, 1984


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