Mercredi 24 septembre 1919

Ce soir, j'ai la fièvre. Pas n'importe quelle fièvre, pas un banal coryza ni un vulgaire rhume des foins. Non, la grande et délicieuse fièvre, ou je ne m'y connais pas. La fièvre d'amour et son doux piment : l'angoisse.

J'en divague encore, à l'heure où je débute en tremblant cette nouvelle chronique, même s'il convient d'abord de faire, en honnête prose, le récit de ces événements prodigieux. La journée avait pourtant commencé d'une manière pépère et même le temps était quelconque : agréable, ni trop chaud, ni trop frais, un grand ciel bleu tout dégagé. Très vite néanmoins, mon cœur se couvrit : allais-je passer cette nouvelle journée sans revoir Colette ? Nulle autosuggestion ni affabulation puisque, c'est trop clair, je doute de mes sentiments réels à l'égard d'une si charmante et si froide créature. C'était en moi juste un épanchement, une sorte de langueur, pas un brouillard glacial, plutôt une brume légère et poétique. Peut-être les mots de Charles déteignaient-ils en moi, instillant en mon cœur leur sagesse troublante. Le bonheur, à vrai dire, est toute la sagesse, et rêver est tout le bonheur ! Mais Nodier s'égare : il parle de bonheur quand l'aimée est absente !

Je décidai de me secouer énergiquement. L'abbé Peautonnier m'a toujours enseigné que mon introspection est dangereuse et que je ne trouverai le salut que dans l'action. Je décidai donc de monter à Persanges où plusieurs garçons s'étaient donnés rendez-vous pour le tennis, Jacques, Xavier et bien sûr Sigismond de Beaufort, le valeureux capitaine qui veille à mon entraînement. Je comptais revoir aussi Fabrice mais le futur grand peintre ne devait guère être attiré par le sport. Nous disputâmes trois matchs et je jouai médiocrement. Je n'avais pas la tête au tennis. D'ailleurs, ma mélancolie me reprit assez vite et, ne pouvant la contraindre, j'invitai Cécile à faire une longue promenade avec moi après déjeuner. Au contact de la nature, je me sentis vite à nouveau heureux, léger et, marchant le long des bois, nous nous racontions toutes sortes de folies sur nos romans actuels. Il faisait un temps de rêve, un de ces jours d'automne si rares où la nature déjà défaillante revêt l'aspect illusoire d'un printemps posthume. De nombreux papillons diurnes, en particulier le Colias Edusa, couleur de souci, butinaient dans ce coin isolé de la combe. Nous y fîmes halte longtemps, près d'un creux d'eau et le coin était si délicieux, mon harmonie avec ma sœur pour une fois si parfaite – et quasi silencieuse ! – que j'aurais voulu étirer le temps à l'infini.

Quand nous rentrâmes à Montclairgeau, la maison était vide. Mère et tante Guitte étaient également parties se promener et je m'occupai à écrire en attendant l'heure du goûter. Les promeneuses rentrèrent assez tard ; il était près de six heures. Je consentis à boire une tasse de thé en leur compagnie. Tante Guitte, ayant été avisée par Cécile de notre escapade romantique, déclara que, si elle l'avait su, elle aurait fait avec nous un bout de chemin puisqu'elle était allée chez les Grimal dont c'était « le jour » (quoique d'une façon pas aussi rigoureuse que pour les autres dames de l'Etoile). Elle avait donc vu Denise et je n'en avais rien su ! C'est ainsi que j'ai perdu la dernière occasion de revoir celle que Colette ne parvient pas encore à me faire oublier.De nouveau plein d'ardeur, laissant les trois dames et leur caquet parfumé au jasmin, je décidai de repartir par monts et par vaux, mettant mes pas fiévreux dans ceux d'Arthur, rempli de la même détermination juvénile : par les soirs bleus d'été, je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l'amour infini me montera dans l'âme… Ah ! ce bonheur poignant, cette ardeur à marcher ! J'avais résolu, en fait d'une manière presque instinctive, de faire un double pèlerinage d'anniversaire, d'abord au Bois de Tibur (1916) puis à mon coin de l'Angélus (1918). Gagnant la route de Ruffey, après avoir traversé dans toute sa longueur la clairière touffue de La Gruerie, je découvris enfin ma forêt préférée, sa fraîcheur, son mystère. C'était l'heure du crépuscule, quand la chaleur du jour se condense tièdement en tons pastel et en douces rumeurs. Seuls les grillons ne marquaient pas la trêve, puissants, entêtés, tandis que la lande déserte, bordée de futaies, m'accueillait comme il y a trois ans. Mais j'étais trop enfiévré de sentiments nouveaux pour raviver les anciens. Je voulais juste savourer le présent, humer une dernière fois une fragrance d'été et de vacances finissantes.

Je décidai de gravir le Mt Terminus, retrouvant d'instinct mon ancien itinéraire : d'abord la lisière du bois de St Georges, le Val Perdu, puis les fourrés déjà envahis de pénombre, le sentier escarpé et enfin le sommet. Quelle vue extraordinaire ! En premier plan, les bourgs de St Didier et de Bar (où palpite, en son foyer, ma nouvelle étoile. Mais se doute-t-elle que je l'observe par effraction ? Est-il concevable qu'elle ne ressente rien et ne coure vers moi ?) Mon poste d'observation n'était séparé des premières fermes que par un large vallonnement, des pâturages déserts, quelques bosquets violacés tandis qu'au loin clignotaient les premiers feux de Villevieux. Et comme il y a trois ans, d'étranges lueurs orangées incendiaient l'horizon. Rien à voir avec la sérénité vespérale ni avec un banal coucher de soleil, non, plutôt un mélange inquiétant d'ombre et de lumière, de paix et de menace, un début de chaos, juste amorcé, que ne parvenaient pas à apaiser les stridulations des grillons. Avec Quintigny aperçu au loin me revenait le souvenir de Charles Nodier, de ses amours fiévreuses en cette région, passion fatalement malheureuse qui se confondait avec mes propres souvenirs et mes présents tourments. Et je ressentais tout au fond de moi la dualité-même du paysage : un mélange de chaud et de froid, d'âpreté et de douceur, un magma d'idées confuses : joie, regret, exaltation, douleur, nostalgie, sensualité, péché, espoir, désespoir, amour entrevu, amour offert, impossible amour perdu…. A cette farandole s'intégraient une kyrielle de visages : Lily, Claudine, Dady, Assomptionnette, Denise, Colette, Fabrice … Chaque nouveau venu éclipsait le précédent, chaque sentiment inédit était si violent, bousculant si fort le précédent, le chevauchant, l'exténuant puis refluant sous l'assaut d'une nouvelle pensée tyrannique, oui, tout était si bouillonnant et si instantané, que je ressentais dans mon ventre ce combat crépusculaire et que je ne parvenais pas à maîtriser dans mon cerveau enfiévré cette lutte de succubes, ne m'attachant à aucune pensée nette, à aucune certitude provisoire, pas plus à l'espoir lumineux qu'à mes sombres pressentiments. Tout mon être devenait en son ensemble – âme, corps et esprit - une sorte de chaos personnifié, un abysse de contradictions, une spirale de tourments suaves, et, loin de m'effrayer, une telle violence me grisait, me calcinait… pour me rendre progressivement plus pur, plus libre, plus aérien, à mon tour cricri et farfadet, bien plus dangereusement que le ferait le mousseux de l'Etoile ! Et c'est alors, à l'acmé de cette transe, que j'entendis, candide dans le soir, la prière de l'Angélus. Toute la nature, enfin réconciliée, avait attendu patiemment ce signal, se recueillant pour mieux l'accueillir, depuis l'herbe humide jusqu'aux nues veloutées… et moi-même qui n'étais qu'attente et tension. Un vrai miracle ! Le ciel était d'un bleu sombre uni. Plus aucun nuage, pas même ces lambeaux sanglants à l'ouest. Quelques clignotements d'étoiles. Autour de moi, le silence. Même les insectes ont cessé leur sérénade monocorde. L'ombre monte de la vallée. Seul le tintement des cloches, à la fois assourdi et d'une incroyable netteté dans le timbre, plusieurs échos qui se répandent dans le paysage en s'y fondant, par-delà les vallons et les bois ténébreux. Les ave s'égrainent dans l'air, se répondent, se rejoignent, convergent vers une invisible ogive, de Ruffey à St Didier, de Cuiseaux jusqu'à Montclairgeau. Une pure harmonie, dais d'amour déployé sur ma Bresse endormie, sur ma douce inconnue et sur moi qui déliré comblé, ravi, anéanti sur le gazon. J'ai dû rester ainsi de longues minutes, affaissé dans la volupté…

Je ne sais à présent comment je vais conclure cette chronique, comblé par ma folie et un peu honteux d'une telle extrémité. Face à mon cahier, c'est chaque soir plus compliqué, soit que je sois exagérément exalté, soit tragiquement dépité. Car me voilà bel et bien retombé au fond d'un gouffre : celui de la réalité lourde et prosaïque. Une chose est certaine : je n'ai pas rêvé, je n'étais pas halluciné. J'ai bel et bien vécu ma plus forte crise de rêverie romantique. D'ailleurs, tout à l'heure, quand j'ai quitté le salon, mon recueil sous le bras et mon esprit encore en ébullition, tout accaparé par les souvenirs de jeunesse de Charles, maman s'est bien aperçue de ma tempête intérieure. Elle fit un geste familier, si rare de sa part : elle prit ma main dans la sienne, s'exclamant aussitôt : « Seigneur, cet enfant est brûlant de fièvre ! ». Ce cri et ce geste me ravirent. Oui, mère, je suis malade, et bien plus malade que vous le redoutez, de cette maladie jumelle si rare et si funeste chez votre fils : la tristesse de l'amour et l'amour de cette tristesse.

Jeudi 25 septembre 1919

Toute cette journée a été placée sous le signe du tennis. Nous avons disputé plusieurs matchs, d'abord en matinée, puis le soir où ce fut plus sérieux. Je sens que je progresse et que je me ridiculise de moins en moins, alors que Cécile persévère à ne pas vouloir s'y mettre. Ce qui m'a plu, c'est que, pour une fois, se pressait à Persanges une nombreuse jeunesse, avec des frimousses nouvelles. Par exemple ces demoiselles de H*** très distinguées. La plus jeune, 15 ans à peine, à la beauté brune très typée, passe pour être très jolie. N'avais-je pas déjà rencontrée à Lons il y a deux ou trois ans celle que je surnommais alors « l'Espagnole » ? Je n'osai pas le lui demander. Autre nouveauté : un inconnu de sexe masculin. Un jeune homme d'environ 25 à 30 ans, très distingué, beaucoup de classe, mince avec de longues mains diaphanes, mais déjà un peu chauve. Comme j'appris que c'était un ex-officier de marine, je fus doublement déçu. Celle qui parut emporter tous les suffrages était une certaine Mademoiselle de Larmina que tous appelaient, derrière son dos, « la jolie poupée ». Je ne partageais pas cet engouement général et je pense sincèrement que si Colette avait été là, elle eût éclipsé cette rivale trop clinquante. Durant le thé, des plaisanteries assez lestes continuèrent sur « la poupée » et ses prétendus ravages dans la rade de Toulon. Quelles sottises n'ai-je pas entendues à propos des fringants matelots et de leurs pompons porte-bonheur ! J'en étais gêné puisque la Marine va devenir ma famille d'adoption : sa mission n'est pas la gaudriole mais l'Héroïsme et l'Honneur. Bref, pour en revenir au tennis, je fus assez satisfait de mes progrès car je réussis quelques services assez habiles malgré les balles très dures du Capitaine de Beaufort, redoutable adversaire.

Ce soir, mon enthousiasme est déjà retombé et mes victoires sur le court me semblent assez dérisoires. Qu'elle me semble lointaine ma partie magique avec Colette ! En fait, je suis surtout attristé par les premiers embêtements concernant la rentrée. Car je ne dois pas me leurrer : malgré les beaux jours, les parties de tennis, la bonne humeur qui régnait au château cette après-midi, l'été languit, l'été se meurt. Il est bien fini le temps de la badinerie. Je prévois que le voyage à Paris ne sera pas aisé. Il faudra peut-être que je parte dès lundi, ce qui me fera manquer un dernier tennis à Persanges. J'imagine déjà l'horrible trajet, toutes ces heures debout dans le couloir, au milieu des courants d'air et des odeurs infectes ! A Paris, personne ne sera encore rentré boulevard Pereire et mes repas, les jours de sortie, seront un sujet de gros ennui. Arriverai-je à faire face ? Enfin, Cécile, pour de sottes raisons de sentimentalité, au lieu de suivre les conseils de la raison, se prépare avec exaltation à repasser un hiver dans la capitale. J'adore ma sœur mais sa présence continue m'insupporte. D'ailleurs, à quoi bon ce nouvel essai pour elle à Paris ? Je le prévois aussi inutile que le précédent puisqu'elle ne sait ce qu'elle veut et bourdonne sans cesse, non pas comme une abeille diligente, mais comme un moustique irritant. En ce qui concerne sa présence dans l'appartement, je sais pertinemment qu'elle sera un obstacle terrible à ma concentration, comme je l'ai expérimenté l'an passé et ici même depuis sa venue. Or, j'en ai pris la ferme résolution et c'est sur cette conviction que je veux clore ma chronique : une fois à Paris, une fois cette odieuse rentrée effectuée, je prendrai résolument le taureau – que dis-je le taureau ? la vache enragée ! – par les cornes, je m'accrocherai, je bûcherai dur et je réussirai ! Car telle est ma nouvelle devise : laborare omnia vincit !

Vendredi 26 septembre 1919. Préparatifs d'hivernage à Paris.

Journée banale et triste. Une chaleur d'automne assez suffocante, avec ce maudit vent du sud qui a soufflé du matin au soir.La rentrée est dans l'air. Ce matin, j'ai passé le plus clair de mon temps à compulser l'Indicateur P.L.M. Les trains pour Paris sont excessivement peu commodes. Ceux qui roulent la journée sont impraticables à cause des correspondances inexistantes. A croire que le Jura est le bout du monde civilisé ! Je me suis finalement décidé à voyager de nuit en passant par St Jean-de-Losne et Dijon (départ à 17h 22 de Lons, arrivée à 6 heures à Paris). A peine treize heures de voyage, c'est plutôt raisonnable. J'ai pourtant hésité sur le jour du départ. Ce m'était un crève-cœur de ne pas pouvoir disputer un dernier tournoi à Persanges. J'aurais pu revoir celle qui avait illuminé ma fin d'été… Poussé par Cécile qui a ses propres bonnes raisons (je crois qu'elle en pince pour un certain Xavier qui s'illustre, paraît-il, sur les courts), j'ai enfin pris ma décision après avoir longtemps balancé : je ne partirai pas lundi, mais mardi soir, pour arriver le mercredi 1er octobre à Paris.

Autre indice de rentrée prochaine : les emplettes. Toute la journée, il m'a fallu accompagner Mère en ville, tel un mioche. Il fallait m'appareiller pour l'hiver et rien ne me fut épargné : pardessus, pantalon, cravates, chemises, cols, souliers etc. Chose curieuse, je n'avais durant ces courses aucune satisfaction d'amour-propre, aucun réflexe d'élégance devant des effets neufs et bienséants. Rien ne me plaisait vraiment. Je desserrais à peine les dents, faisant mes essayages comme un automate. Pauvre maman qui se saigne aux quatre veines pour pouvoir habiller son fils comme un prince !

Ce soir, une bourrasque de tristesse s'est de nouveau abattue sur moi. Fureur impuissante contre cette maudite rentrée et remords d'avoir été si désagréable cette après-midi. Qu'y puis-je ? Je ne sais pas feindre et la tristesse est chez moi chronique. Cet exil à Stan, ce voyage en train avec deux changements, tous ces préparatifs, quel cauchemar ! J'en viens à envier mon état d'âme du mois de juillet. Comme j'étais serein et confiant, savourant la vie ! Hélas ! mon bonheur n'était qu'illusion fugace, je m'en aperçois aujourd'hui, et la réalité m'a bien vite rattrapé.


À SUIVRE