[Suite des Chroniques de Paul Siméon – Cahier n°44]


Mardi 23 septembre 1919. Colette.

Qu'il soit mille fois béni ce jour, ce « demain » que je craignais hier ! Béni soit-il pour ce qui m'est advenu, tout ce que je souhaitais et redoutais en même temps ! Qu'un caillou blanc marque ce mardi 23 septembre, non, pas seulement un caillou, une montagne entière. Mais même le massif du Mt Blanc n'y suffirait pas, tant ce jour fut exceptionnel et vertigineux mon bonheur !Car les jours se suivent et ne se ressemblent guère… Il y a un an jour pour jour, c'était le Conseil de Révision et son défilé de souffrances morales. Aujourd'hui est tout différent, paisible, lumineux, une merveilleuse journée de septembre. On croit avoir oublié l'été après toutes ces heures de grisaille et il se rappelle inopinément à votre bon souvenir, encore plus éblouissant. Bref, la matinée a été belle, le ciel pur de tout nuage, seulement le vent du sud qui emporte de son souffle chaud les premières feuilles que l'automne a asséchées dans les ramures.

Le soleil était si tentant que, peu après dix heures, Cécile et moi prîmes le chemin de Persanges où le tennis convoque la jeunesse noble du pays. Nous arrivâmes à pied car la bicyclette de ma sœur était irréparablement crevée. Je bavardai quelques instants avec la charmante Lolo de Catelin, à propos de marins, de Marine et, bien sûr, de mon avenir. Puis je disputai trois matchs avec elle, que je gagnai assez facilement. Fort heureusement, le vent ne nous avait pas trop gênés. Nous ne rentrâmes à Montclairgeau qu'assez tard, affamés et éreintés, tant mon ardeur sur le court avait été dévorante.

En début d'après-midi, on nous apprend qu'une bande nous attend vers la grille du château. Il y a là Lolo bien sûr, mais aussi Jacques et sa mère, Tude, Mino de Virville et un certain Fabrice que je connais à peine. Tout ce petit monde a décidé d'aller à pied jusqu'à Bar en traversant le bois de St Georges. Comme c'est moi qui connais le mieux les lieux pour m'y promener si souvent seul, on m'a d'emblée choisi comme guide de l'expédition. Quel honneur ! Connaissant l'objectif (la belle que j'espère séduire), je me fais d'autant moins prier et j'accepte avec joie, tout en regrettant de n'avoir pas le temps de remédier aux négligences de ma toilette.

Les joyeux promeneurs commencèrent par gravir le pâtis communal pour permettre à la mère de Jacques d'admirer les tilleuls dans le haut de notre propriété. Elle n'imaginait pas une si belle vue sur la Bresse et elle fut conquise. Longeant ensuite le bois, nous descendîmes vers Quintigny puis, coupant à travers prés, nous arrivâmes à St Georges. Ce chemin sylvestre est capricieux, légèrement escarpé et plein de charme. De là, au lieu de déboucher directement sur la route de Ruffey, nous avons prolongé notre marche, juste pour le plaisir. J'étais en verve, discutant beaucoup avec Jacques et Lolo, les intriguant vivement par ma connaissance des lieux, ne tarissant pas sur la Chaux, le Mont Morin et le Bois Seigneurial. Il nous fallut près de deux heures pour arriver au château de Bar. Non, ma sœur Anne n'était pas sur sa tour, guettant son preux chevalier en agitant sa longue écharpe de soie. Je n'eus pas le temps d'en être désappointé car Colette ne tarda pas à surgir, élégante amazone montée sur sa bicyclette. Quand j'aperçus, tout au fond de l'allée, tel un étendard, son « tango » rouge orangé moulant sa potrine, j'en eus comme un coup au cœur. Déjà elle me tendait sa main délicate, en abaissant les yeux, encore plus jolie qu'hier, dans une légère chemisette rose pâle qui sculptait son buste juvénile.

Le salon des D***, ses parents, était si plein qu'il fallut apporter de nouveaux sièges et qu'on avait peine à tous tenir. La conversation ne chôma pas, surtout avec Jacques avec qui, décidément, je m'entends de mieux en mieux. Le goûter fut copieux en thé et en gâteaux de toutes sortes. C'est la tradition : quand une des dames de l'Etoile honore « son jour », elle se doit d'éblouir ses invitées, mieux que celle de la veille et sans doute moins glorieusement que celle de demain. Mère quant à elle a décidé depuis peu, pour des raisons qui lui sont personnelles (amour-propre et économie mêlés) de se retirer de cette compétition qu'elle juge snobe et mesquine. C'est dommage, personne ne vient plus guère à Montclairgeau. Peut-être craint-on que notre malheur ne devienne contagieux… En tout cas, chez moi ou ailleurs, je ne me plains jamais des libéralités offertes. Pour la première fois - fait unique dans les annales de ma légendaire gourmandise - je sus ce jour-là me restreindre. Plus exactement, je ne pus décemment faire autrement : comme c'était Colette qui offrait le sucre, j'étais si troublé que je ne saisis - avec quelle maladresse ! - qu'une seule fois la pince qu'elle me tendait, elle, avec tant de grâce. Evidemment, bien qu'il fût très âcre, je trouvai le breuvage exceptionnel. Vers cinq heures, on nous libéra enfin de la gêne du salon pour une détente bien méritée sur le court.

Dès le début, le sort me fut propice. Il me donna comme partenaire Colette en personne, nos adversaires étant Lolo et Fernande (qui m'exaspère tant). Colette et moi jouâmes avec une maladresse insigne. Etait-ce parce que nous avions la tête ailleurs ? Nous ne nous étions encore peu parlés, juste ces quelques mots indispensables lorsqu'on joue en double. A la fin de la partie, ma partenaire sembla réellement navrée de notre défaite. « C'est moi qui vous ai fait perdre. Je vous fais, monsieur, toutes mes excuses ! « Quel mot charmant ! Quelle exquise politesse ! Elle me fixait de ses grands yeux outremer où étincelle une énergie hors du commun D'un geste gracieux, elle avait remis en place une mèche de ses cheveux auburn que le vent naissant ne cessait d'éparpiller. Ma Muse a un front très large qui lui donne une physionomie princière. Je protestai vivement contre ses excuses. Je les trouvais à la fois excessives et touchantes. Colette n'avait cependant pas tout à fait tort : nous avions l'un et l'autre joué comme des pieds ! Il faut dire que je fixais davantage le regard aiguisé de ma partenaire que le filet, d'où bon nombre de points manqués. Quant à cette mijaurée de Fernande, elle ne cessait de m'exaspérer. Je ne sais ce que Cécile lui trouve, tant elle concentre sur sa personne tous les défauts d'une féminité outrancière et provocatrice.

Je m'étonnais moi-même de ma bonne humeur communicative au point que, de plus en verve, je me mis à discuter longuement sur la touche avec le jeune Fabrice que je n'avais guère remarqué jusqu'alors. Lui par contre (si j'en crois les paroles perfides de Cécile) était très intéressé par mon jeu et n'avait d'yeux que pour moi. La sotte ! Ce jeune homme, dix-sept, dix huit ans peut-être, ne m'était pas tout à fait inconnu. Je lui avais adressé une fois ou l'autre la parole alors que nous étions ensemble au lycée de Lons, moi en seconde et lui, en troisième. Ce soir-là, parce que j'étais de bonne humeur ou grâce à la magie déclenchée par Colette (ou le mousseux que je courtise avec tant d'imprudence !), d'emblée nous nous sommes tutoyés. Quelle prouesse de ma part ! Je posai à Fabrice mille questions sur l'Ecole des Beaux-Arts qu'il espère pouvoir intégrer l'an prochain à Paris, après avoir été recalé en juillet. Bref, le courant passa presque aussitôt et, chose bizarre, Mère m'a appris ce soir que ce jeune homme originaire de Passenans (une riche famille de viticulteurs) avait de réels dons en peinture, qu'il avait organisé lui-même une modeste exposition dans le cloître de Lons et qu'il avait depuis longtemps une grande sympathie pour moi. Ainsi, « on » m'aime et je n'en savais rien ! Cette bonne nouvelle, ajoutée à l'intérêt que semblait me porter la délicieuse Colette, décupla mon euphorie. J'aurais souhaité que cette journée ne finît pas et que je trône au château de Bar entre mes deux nouveaux amis : le page Fabrice et la princesse Colette.

Lorsque à mon grand regret tout le monde s'éclipsa (Fabrice me promit qu'il monterait sans doute à Paris cet hiver pour une exposition au Luxembourg et qu'il ne manquerait pas de me faire signe), je décidai de rester encore un moment puisqu'il ne me fallait qu'une vingtaine de minutes pour rejoindre Montclairgeau par mes raccourcis habituels. Nous n'étions plus que cinq : Jacques, Fernande, Cécile et la jeune maîtresse des lieux. Nous plaisantions. J'eus mon petit succès en comparant le chignon de Fernande à une « tour de Babel branlante ». J'espérais la vexer mais je n'eus point ce plaisir. Cécile évidemment prit bruyamment sa défense, Jacques renchérit, quelle ambiance ! Colette, plus réservée, souriait dans son coin. L'avais-je éblouie par mon trait d'esprit ? Redoutait-elle pour elle-même une autre saillie ? Le fait est que, en cet instant où une chaude camaraderie nous réunissait, la glace était rompue entre elle et moi. Déjà une amitié naissait, avant tout autre sentiment qu'il serait indécent de nommer d'une manière anticipée.

D'un commun accord, puisqu'il n'était pas très tard, nous retournâmes sur le court. Les deux parties de tennis qui s'ensuivirent constituèrent un moment exquis, inoubliable, de ceux qui sont capables de racheter un hiver de souffrances à Stanislas. Je jouais à nouveau avec Colette contre Fernande et Jacques. Dès le début du match – signe avant-coureur encourageant – ma charmante partenaire abandonne le cérémonieux « Monsieur » pour un joyeux « Paul ». Le jeu l'enthousiasme et son visage, jusqu'alors concentré, se détend. Plusieurs fois, durant les pauses, elle me regarde résolument de ses yeux lumineux, toujours relevant sa mèche rebelle sur son front. « Paul, il faut qu'on gagne cette fois-ci, n'est-ce pas ? » Oui, ma princesse, à vos ordres, murmurait mon cœur en secret. Et c'est ainsi que nous avons joué, avec une telle union, un tel enthousiasme un peu puéril et une telle volonté de vaincre que nous remportâmes sur nos valeureux adversaires une écrasante victoire par 6 jeux à 0 ! Fernande, toujours bécasse mais bonne perdante, m'en était presque devenue sympathique. Puis la chance tourna : nous fûmes battus par 4 jeux à 2. Il faut dire qu'on n'y voyait goutte et qu'il était temps de rentrer nous changer.

Alors qu'on se rechaussait dans le vestibule, j'étais assis sur le divan tout à côté de Colette. Elle s'amusait comme une enfant, encore tout excitée par les parties de tennis qu'on avait disputées. Je l'admirais du coin de l'œil, troublé, bien plus, subjugué. Je sentais déjà, par une de ces sensations télépathiques qui ne trompent pas, qu'une forte et singulière sympathie s'était nouée entre nous. Seule ombre au tableau : c'était sans doute la dernière fois que je pouvais l'observer de si près et je ne retrouverais pas avant l'année prochaine une si charmante partenaire. « Au revoir, mademoiselle… » Voyant que je n'avais pas osé sortir de ma réserve instinctive, Colette enchaîna sur le même mode, après s'être ravisée en rougissant (allait-elle m'appeler par mon prénom ?) « Et bien, au revoir, Monsieur… » Quel grand imbécile je fais ! Toujours plus doué en cogitation qu'en action ! N'empêche, ce sont ces petits riens qui prennent ensuite tant d'importance dans les questions de sentimentalité. On s'y reporte souvent avec bonheur dans les temps de nostalgie et de solitude. Au revoir, chère et sublime Colette, on pensera encore à vous à Paris !

Je m'enfuis alors, d'un pas de bersaglier, jusqu'à Montclairgeau en coupant par la route de Ruffey. Il faisait presque nuit. Qu'importe ! Tout chantait en moi, ma félicité m'irradiait à l'intérieur. Regardant au loin les premiers feux scintiller à Villevieux et à Larnaud, songeant pour une fois plus à moi-même qu'à la Bresse, je me remémorais, tout en allongeant le pas, mes divers succès de l'après-midi : non seulement mes victoires au tennis remportées grâce à une forte complicité, mais ma conversation, mes jeux de mots et surtout les immenses progrès accomplis dans mes approches de cet être féminin à qui hier encore je n'osais dire bonjour. La rentrée prochaine pouvait bien allonger son ombre menaçante, que m'importait ! Je n'étais plus seul au monde : on avait daigné lever sur moi les yeux !

Toute la soirée, ne tenant pas en place, je fus très excité, trop peut-être durant mes conversations. Cécile voulait en savoir davantage, me pressait de m'épancher mais comment aurais-je pu combler sa curiosité ? A dire vrai, il s'était passé bien peu de choses concrètes. Tout avait été dans la nuance, la suggestion, le frôlement des sentiments. Comment expliciter – sans le rendre aussitôt aguicheur – l'esquisse d'un sourire ? La lueur d'un regard ? Le timbre d'une voix ? Sa voix si confiante… « Paul, il faut qu'on gagne… » Mais oui, belle adorée, je veux bien gagner, je veux vous conquérir. Quel magnifique projet ! Quelle triomphale croisade dont j'allais être enfin le seul et persévérant conquistador ! Après dîner, même dans le recueillement de ma chambre, juste avant le sommeil, tout mon être était encore en vibration. Mon cœur bondissait littéralement dans ma poitrine tandis que j'avais le feu aux joues. Je ne tenais pas en place, faisant les cent pas, m'arrêtant de temps à autre pour me regarder dans la psyché. « Paul, oui, Paul Siméon, tu ne rêves pas pour une fois, c'est bien à toi que s'est adressée cette charmante voix ! Avanti ! » Alors, pour m'apaiser, j'ai sorti mon cahier et l'ai ouvert le plus posément possible. Pas d'exaltation ni d'espoir insensé. Puisque le cœur a ses raisons que la raison etc., autant raison garder, s'il se peut ! Mon autosuggestion fait-elle des siennes ? C'est entendu et c'est plaisant, mais j'espère bien avoir assez de volonté pour l'exercer ici noir sur blanc et avec solennité : j'entends donc que les sentiments que je pense nourrir à l'égard de mademoiselle Colette de Bar restent ce qu'ils sont, de l'amitié avant tout, amitié romanesque bien sûr, sinon à quoi bon ?! une amitié pure et honnête, nourrie de son propre élan et emportée par l'espoir. Il me suffit pour aujourd'hui d'avoir semé et bien semé durant cette fin d'été. Plus tard, j'en suis certain, je finirai par récolter, et alors, vive Dieu ! la moisson sera abondante et mon honneur assuré.


Post scriptum : Bel élan pour finir ! Quel pompeux optimisme ! Bravo, Paulo, bravissimo ! J'ajoute ces quelques mots railleurs une heure plus tard, ayant relu ma copie avant de me coucher. Avec une migraine en prime, aussi lancinante qu'intempestive. J'ai évoqué tout à l'heure le fameux Conseil de Révision… Il a suffi de ce mot – trois, exactement – pour me mettre sur le flanc, obsédé que je suis à présent par une image infamante. Sapristi ! le charme de mon récit en a été rompu, mon idylle s'est évaporée… les souvenirs affluent sous la poussée de mon vieux remords mille fois ressassé, mille fois refoulé. Je ne parle pas ici de l'obscène procession, si outrageante pour ma réserve naturelle, non pas tant cela que cette blessure morale en moi, qui ne cicatrise pas… une telle humiliation soudain ravivée. L'avouerai-je ici, un an plus tard ? Oui, il n'est pas trop tard, puisque j'ai décidé de me livrer pieds et poings liés dans mes Chroniques, de dire tout, toute la vérité, rien que la vérité. C'était en juin, au moment de l'attaque éclair de Ludendorff… un peu plus tard peut-être, en août ? je ne me souviens plus. Je ne me rappelle qu'une seule chose : la conscription se précisait, je me sentais assiégé, pris à la gorge… Alors, la mort dans l'âme, sur les conseils de Bonnotte, l'avant-veille du verdict, j'avais rencontré à Lons une huile… Je méprise cet homme aujourd'hui, je le hais, je le hais ! mais, toute honte bue, j'étais alors tellement décidé… je n'ambitionnais en fait qu'une seule chose : ne pas être pris, me faire ajourner coûte que coûte, devenir « le rebut de la nation. » Paul Siméon, le rebut de la nation ! Et j'ose encore parler d' « honneur assuré » ! Et j'osais frissonner tout à l'heure aux zéphyrs de l'amour ! J'ai tellement honte à présent… tellement honte, surtout quand je repense à François. Je l'aimais comme un frère, une intelligence d'élite, un cœur d'or. Soufflé par les gaz asphyxiants la veille de ses 22 ans… Et moi, pendant ce temps, moi, le Héros, le brillant littérateur, le fringant survivant, ne misant que sur mon faible poids et sur ma petite taille pour un glorieux ajournement… Pro patria semper ! Pardon, François, pardon. Où que tu sois, au Ciel sans aucun doute, pardonne-moi. Ce remords est comme une lèpre secrète, peut-être mon vrai mal intérieur, celui qui finira par m'emporter malgré mes glorieuses péroraisons. A moins qu'une fois encore, les mots me sauvent… ces vers de Jean Aicard, d'une si haute inspiration. Parviendront-ils à m'apaiser ? Je te les dédie, François, je les grave ici pour toi, plutôt je les dilue dans la débâcle soudaine de mon chagrin… c'est notre secret, pour me faire pardonner, François, moi le pleutre, le sale combinard, et toi, le vrai héros, massacré mais pour quoi au fait ? Pour quelle cause sacrée ? Ces mots que je recopie en sanglotant, pour toi, je te les dédie... et un peu pour moi aussi, pour enfin trouver le repos.

" Sous un ciel plein d'espoir, dans les champs, dans les villes,
Les hommes travaillaient. Des monstres sont venus
Nous traverser de maux jusqu'alors inconnus.

Sachant que le réel se fait de nos chimères,
Le monde ne rêvait que clémence et douceur…
Ils ont tué l'enfant sous l'œil hagard des mères.
»

A SUIVRE