L'huître mène une vie terrible, mais palpitante.

Quand on y songe, ses chances de vivre sont des plus minces, et si elle échappe aux traits que lui décoche sa propre outrageuse fortune, et parvient à trouver au cours des deux semaines que dure son insouciante jeunesse un endroit propre et lisse où se fixer, les années qui suivent regorgent de tensions, de passions et de dangers.

Elle – mais pourquoi dire elle, sinon par souci de clarté ? D'une année sur l'autre, en effet, une huître normale serait bien en peine de savoir si elle est il ou elle, et au-delà de sa première année, elle peut à tout moment se mettre à produire des œufs, alors qu'elle consacrait jusque là toute son énergie sexuelle à faire preuve d'une virilité exacerbée. Mais si il est elle, elle manifeste une féminité qui ne l'est pas moins, si bien qu'en l'espace d'un seul été, elle peut, si tout va bien et que la température de l'eau avoisine ou dépasse les vingt degrés, vous pondre, avec une louable fierté, plusieurs centaines de millions d'œufs, par lots de quinze à cent millions.

En Amérique, les huîtres diffèrent autant entre elles que les habitants du pays, si bien que celles de la côte Atlantique passent leur enfance et leur adolescence à flotter sans entraves ni protection au gré des marées, après avoir été conçues loin de leur père et de leur mère, au moyen d'une laitance lâchée dans l'eau de mer à proximité des œufs, tandis que leurs congénères de la côte Ouest, une fois inséminées, grandissent en toute sécurité, se développent dans une poche spéciale logée dans la coquille maternelle jusqu'à l'âge de deux semaines environ. Les huîtres de la côte Est paraissent plus audacieuses.

Ainsi, dans l'eau, une petite huître est née. D'abord, après avoir été fertilisée par son viril inconnu de père, tout comme les quelques centaines de milliers d'autres œufs pondus par sa mère, pendant cinq à dix heures elle n'est qu'une larve. Elle est petite mais elle nage librement… et elle continue de vagabonder ainsi pendant deux semaines environ, là où les marées et sa fantaisie veulent bien l'entraîner. Elle est désormais un naissain.

Il faut espérer, ne serait-ce que par sentimentalité, que le naissain – notre naissain – prend du bon temps. Car ces deux semaines sont sa seule et unique occasion de goûter aux plaisirs du vagabondage, aux joies d'une errance libre et sans souci. Et même alors, sa liberté n'est pas totale, puisque tout au long de sa jeunesse il a fort à faire pour se constituer un pied musclé et une importante réserve d'une substance collante. S'il pouvait penser, peut-être se demanderait-il pourquoi.A la fin de ces deux semaines, il s'attache soudain au premier objet qu'il rencontre pourvu qu'il soit propre et dur. Ses cinquante millions de frères qui ont échappé à l'appétit des poissons croiseront peut-être, eux aussi, un support analogue auquel se fixer ; ou peut-être pas, et dans ce cas ils mourront. Mais notre naissain a de la chance, et c'est dans l'euphorie qu'il se cramponne fermement à son chez lui, sans doute pour toujours. Il mesure à présent un trentième de centimètre de long, si l'on parvient à imaginer la chose… et est devenu une huître.

Etant donné qu'elle est un habitant de la côte Est, disons une Chincoteague ou une Lynnhaven, elle a trouvé un fond agréable et modérément salé, brassé par le va-et-vient régulier des marées, où elle est à l'abri des impuretés qui pourraient la polluer et du sable qui risquerait de l'étouffer.

Et la voilà donc installée, solidement attachée par le pied gauche qui semble être désormais devenu une valve, selon une habitude immuable chez les huîtres. Elle n'a plus à présent qu'une seule occupation : boire, et, très vite, elle atteint une capacité enviable en la matière, puisque par beau temps, avec une température stable proche de vingt-cinq degrés, elle peut vous lamper comme un rien ses vingt-six ou vingt sept litres à l'heure. Mieux que la plupart des autres créatures, elle parvient à joindre l'utile à l'agréable et à extraire de ce flux qui passe à travers ses branchies toutes les délicieuses petites bestioles, diatomées et péridias, dont elle se nourrit.

Sa demeure – nous parlons ici d'huîtres domestiques – est une poche en fils de fer remplie de vieux coquillages, ou bien un poteau enduit de ciment qu'a planté un ostréiculteur main. Peut-être même s'agit-il de ce que le gouvernement appelle si poétiquement un « collecteur particulièrement efficace », lequel consiste en une cloison alvéolée recouverte d'un mélange de chaux et de ciment.

Quel que soit son point d'ancrage (et j'espère encore une fois, étant une grande sentimentale, que c'est au moins un autre coquillage, car notre petit naissain, natif de la côte Est, ne connaîtra jamais le plaisir esthétique qu'il peut y avoir à se fixer sur une tige de bambou au japon, ou à se loger au creux d'une tuile spécialement disposée à son intention en France ou au Portugal), quel que soit, disais-je, son point d'ancrage, il quitte à tout jamais sa condition de naissain. Les deux belles semaines de vagabondage sont définitivement révolues, la maturité s'empare de lui avec tous ses soucis, et l'huître comme l'a noté Richard Sheridan dans sa pièce Le critique, peut connaître des amours contrariées.

Pendant un an environ, cette huître – notre huître – est un mâle qui fertilise de son mieux quelques centaines de milliers d'œufs, sans même savoir s'ils passent ou non à proximité. Et puis un beau jour, surgissent entre ses deux valves, au fond de ses froides entrailles, de ses lamelles et de toutes ses franges ondulées, des instincts maternels. La nécessité, mère bien connue de l'invention, le pousse à suivre son exemple. Il est elle.

Dorénavant, mis à part un bref retour au genre masculin, de temps à autre, histoire de ne pas perdre la main, elle pond ses millions d'œufs chaque année. Vers l'âge de sept ans, sa féminité est pleinement épanouie.

C'est une fort belle huître bien en chair, surtout l'été lorsqu'elle est soumise aux impératifs de la saison et de ses instincts. Elle a un peu voyagé, grâce à la cupidité de l'éleveur qui l'a promenée de courant en courant, de banc en banc, pour servir ses sinistres desseins. Elle a pris une forme ovale, une couleur grise tirant sur le blanc, avec des reflets verdâtres, ocre ou noirs sur les lamelles. Elle possède dans la partie antérieure de son corps sourd et aveugle un cerveau rudimentaire. Elle perçoit toutes les ombres, ainsi que la nécessité urgente de la laitance, et ses muscles délicats connaissent bien le danger et lui permettent de clore hermétiquement les deux valves de sa coquille.

Car pour elle, le danger est partout, l'extermination la guette. (Comment savoir quelles souffrances l'accompagnent ? Qui dira ce qui fait mal ou non à une huître ? Elle possède un cerveau après tout…) Elle est la proie de nombreux ennemis et ne peut esquisser le moindre mouvement tandis que l'étoile de mer l'engloutit et que le bigorneau perce sa coquille.

Elle a huit ennemis, sans compter le plus dangereux de tous, l'homme, qui ne la protège des huit autres que pour mieux la dévorer lui-même.

Le premier de ces prédateurs est l'étoile de mer, qui flotte, affamée, dans tous les courants de l'Atlantique et finit par serrer l'huître entre ses bras, comme un monstrueux amant, et par la forcer irrésistiblement à s'ouvrir, avant de faire jaillir son estomac en elle et de la digérer. L'image n'est pas belle. Bientôt, l'huître n'est plus qu'une coquille nue et vide, et l'étoile de mer reprend sa dérive, toujours aussi gloutonne. (Les hommes tentent de la capturer au moyen de balais qu'on appelle fauberts.)

Son deuxième ennemi, presque aussi dangereux, est une espèce d'escargot de mer dit bigorneau perceur. Comme son nom l'indique, il perce dans les coquilles de tout petits trous bien ronds et tourmente si bien notre pauvre mollusque, à ce qu'il semble, que l'homme a inventé un piège à son intention : des poches en fils de fer garnies de naissains en guise d'appât servent à sa capture, mais leur efficacité est relative, puisqu'il reste une sérieuse menace.

Vient ensuite l'éponge de mer, appelée clione. Elle fore de minuscules tunnels dans la coquille, qui prend un aspect vérolé, jusqu'à ce que l'huître, amaigrie et affaiblie pour avoir essayé de combler tous les orifices, soit enfin étouffée par l'éponge ; et l'on comprend mieux maintenant ce que voulait dire Louisa May Alcott, quand elle écrivit : « A présent, je commence à vivre un peu et j'ai de moins en moins l'impression d'être une huître malade à marée basse. »

Il y a aussi les sangsues et les tères. Et les moules aussi, qui étoufferont les huîtres ou les feront mourir de faim en venant s'installer sur leur coquille et en mangeant tout ce dont elles se nourrissent. Sur la côte Pacifique, un autre mollusque, le crépidule, qui porte le nom latin un peu prétentieux de crepidula fornicata, fait encore plus de ravages que les moules. Sans oublier les canards qui, dans leurs vols vagabonds, prennent le temps de s'arrêter pour se repaître tragiquement à l'occasion d'un banc d'huîtres, et faire un carnage désastreux.

Notre chienne de vie, disons-nous volontiers. Mais pour l'huître, elle est pire encore. Car l'huître vit, sans jamais bouger, sans rien entendre, avec pour unique dissipation son propre corps, si froid et si laid ; et si elle échappe à la convoitise des canards-crépidules-moules-tères-sangsues-éponges-bigorneaux-étoiles de mer, c'est pour être mangée par l'homme qui n'est jamais en reste d'appétit.

Les hommes aiment les huîtres depuis qu'ils ne sont guère plus que des singes, si l'on en croit les détritus fossilisés des cuisines préhistoriques. C'est pourquoi, avec leur obstination coutumière, ils n'ont ménagé ni les temps ni la réflexion, ni l'argent pour tâcher de mettre au point des moyens de protéger l'huître des prédateurs qui la percent, la sucent et l'affament, si bien qu'il est aujourd'hui relativement facile, où que l'on se trouve, de déguster ce mollusque bivalve, sans penser un instant à tous les dangers qu'il a courus pendant ses brèves années de vie. Son corps gris, délicat et glacé, glisse dans une cocotte ou sous un gril, ou même tout vif au fond d'une gorge rouge, et tout est dit.


M.F.K. Fisher, Biographie sentimentale de l'huître, Anatolia/Editions du Rocher, 2002


Post scriptum. En vous remémorant désormais les innombrables dangers de l'huître, vous n'aurez plus le droit de gémir sur vous-même et de pleurnicher. Adoptez plutôt la devise bellinesque qui se vérifie à chaque heure : « Quand je m'examine, je me désole ; quand je me compare, je me console. »

PS 2 : pain d'huîtres, bisque d'huîtres, huîtres au four (ma recette préférée quand les mollusques sont laiteux), huîtres à la Bazaine, à la Foch, à la Rockefeller… ce petit livre essentiel - outre son style exquis - dresse en outre la table pour le pur bonheur sensuel de fêter dignement cette créature visqueuse, si méritante comme on l'a vu, de surcroît élégante et dont les valeurs nutritives et… aphrodisiaques ne sont pas à négliger !