Mercredi 17 septembre 1919


Le temps, encore légèrement brumeux ce matin (mais rien à voir avec la fantasmagorie d'hier matin !), a été très chaud cette après-midi, un peu orageux même.

Durant la matinée, dans la chambre maternelle, nous nous entretenons sur diverses questions, plutôt sombres, rentrée, inquiétudes, divorce qui se profile à l'horizon… La demande de séparation de biens vient d'être signifiée par huissier à « qui vous savez » et c'est même moi qui l'ai postée hier en recommandé. Ce courrier va faire l'effet d'une bombe… gare aux éclats ! Quant à l'histoire du pensionnat, auquel je ne tiens pas personnellement, elle ne paraît pas devoir aboutir de sitôt. Bon Papa ne se doute pas de la nécessité d'un trousseau à Stanislas et n'imagine pas les frais à engager, alors que la situation ici ne cesse de se dégrader.

Infructueuse recherche de champignons dans l'après-midi. Cécile affichait une désinvolture qui ne me sembla pas sincère. Elle prétend que les brouilles dans la famille ne la concernent pas, qu'elle a sa propre barque à mener, que je suis trop sensible, influençable, que je prends parti etc. Son « je m'en foutisme » (que j'envie presque) a fini par déteindre sur moi, me faisant ingurgiter une décoction de cafard à l'état neutre, du plus triste effet.

Peu après quatre heures, j'ai aperçu de loin, se dirigeant vers Bar, Nono de Virville et Madame Deschamps. Un thé suivi d'un tennis serait-il au menu chez les Grimal ? Je bondis sur ma bécane pour faire une reconnaissance. A la sortie du bois, embusqué dans le chemin qui monte vers le Mont des loups, j'observe à la jumelle le clos Grimal. Rien. Aucun mouvement significatif. Le court reste désert. Je devrai hélas me contenter d'un thé maison. Mais c'est pour apprendre que je dois filer à Bletterans porter une lettre chez Maître Maillard, le notaire de Bon Papa. Saperlipopette, ce n'est pas de mon goût et je le fais savoir. Le temps est d'ailleurs menaçant et je n'ai guère envie de prendre des risques pour toutes ces histoires de guéguerre conjugale qui commencent à m'exaspérer. On voudrait gâcher la fin de mes vacances qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Tous décident alors de me fléchir, qui par des moqueries, qui par des prières. Cécile ose même sous-entendre que j'ai peur de la foudre ! Mère elle-même fut persuasive, sans être jamais autoritaire, pour une fois. Son regard sombre et profond suffit… Pouvais-je être rebelle ? Mère a sur moi un tel ascendant que, même si la tendresse ne palpite pas entre nous, la majesté de cette femme austère, sa dignité dans ses épreuves conserve une forme de douceur prégnante, une autorité naturelle, noble, jamais geignarde qui sait flatter en moi mes penchants chevaleresques. Bref, puisque « je suis son vaillant bras droit », je lui ai aussi accordé mes jambes en enfourchant ma bicyclette… et en râlant pour la forme.

En fait, une fois lancé, je me suis félicité d'entreprendre cette promenade improvisée. Le temps s'était adouci, l'orage éloigné vers Rufey et le soleil, voilé par des brumes, éclairait la campagne d'une manière originale. Soudain, après un virage, quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir à quelques mètres devant moi la famille Grimal au grand complet. Denise était là, au milieu du peloton, en rose comme à Persanges. Deux cyclistes complétaient la troupe – que je ne connaissais pas – un monsieur accompagné d'un svelte jeune homme. J'eus alors une réaction étrange et pour tout dire assez bête : mon premier mouvement de joie reflua aussitôt, tandis qu'une sorte de gêne me faisait ralentir l'allure. Ce n'était pas la présence de Denise, non, simplement cette impression de les surprendre de manière incongrue, d'être le bienvenu tout en risquant de me sentir de trop et de les gêner. Je ressens parfois cette impression de pesanteur sous le regard des autres, même les êtres les plus chers, comme si une inexplicable étrangeté sautait soudain aux yeux de mes interlocuteurs et les embarrassait. Et leur propre gêne, tel un boomerang, me revient alors en plein visage au point que mon regard se fige, mes lèvres tremblent. Cécile se moque souvent de moi et dit que « je fais le tragique ! » Comme si c'était un rôle de composition alors qu'une angoisse me serre la gorge, de plus en plus tyrannique, tandis qu'un ordre insensé - que je ne peux évidemment pas réaliser - me paralyse : « Disparais, gomme-toi, engloutis-toi, pauvre Paul, tu es ridicule et niais ! » Bref, j'avais ralenti imperceptiblement mon allure, ne sachant quel comportement adopter, craignant d'être surpris dans cette posture d'espion. Devais-je les aborder de façon familière ? Les dépasser comme une flèche ? N'allaient-ils pas trouver étrange ma présence et comiques les habits de jardin que je n'avais pas eu la présence d'enlever ? Toujours est-il qu'une fois de plus, j'optai pour le juste milieu : je ralentis pour traverser leurs rangs d'une manière courtoise mais assez évasive puis j'appuyai soudainement sur les pédales, détalant comme un lièvre apeuré et sentant dans mon dos leurs regards étonnés et leurs « Bonsoir ! » suspendus. Quelle bête je suis ! Et j'ai continué ainsi, sans tourner la tête, comme dans une fuite absurde – les Grimal sont plus que des voisins, des amis, et Denise est parmi eux ! Le remords ne tarda pas à me rattraper : par simple correction, j'aurais dû les attendre et engager une franche conversation. Un sentiment amer m'accabla.

Quand j'arrivai à Bletterans par la route d'Arlay, il était un peu plus de six heures. Dans la rue centrale, je sonnai chez Maître Maillard mais il était absent. J'ai donc remis mon pli à la bonne et pus fixer un rendez-vous entre le notaire et mon oncle pour le lendemain, à Lons-le-Saunier. Un quart d'heure plus tard, ma mission accomplie, je prenais le chemin du retour. A partir de Ruffey, la route ne cesse de monter. J'étais en nage mais les étagements boisés de l'Etoile vus de la plaine avaient tant de cachet à cette heure vespérale, que ce fut une très agréable promenade. Sans vouloir en avoir l'air, il faut bien admettre que la corvée s'était transformée en récompense ! Le soleil était toujours voilé de brume, une tiédeur de fin d'été parcourue par une brise des plus agréable. Arrivé sur le plateau, je ralentis l'allure, me livrant à mon passe-temps préféré : tandis que je tiens les yeux mi-clos, prenant une respiration ample et régulière au rythme ralenti de mon pédalage, mon cerveau déroule de douces rêveries, des lambeaux de pensées, un écheveau de nostalgie, et cet abandon suffit à mon bonheur. « Hello, Paul, attends-moi ! » C'était Pierre ! Il avait laissé son groupe pour faire un saut jusqu'à Desne. Cette fois, je m‘arrêtai et nous nous serrâmes la main. J'en profitai pour m'excuser de ma sauvagerie. Mon camarade y répondit par son grand rire jovial : en un instant ma gêne était chassée et mon infirmité bénigne !

A l'heure où je conclus ma chronique, j'ai encore dans l'oreille le rire réconfortant de Pierre. Comme j'ai dû lui paraître étrange et comme mes bizarreries ont finalement peu d'importance ! Ce n'est que sur le moment, quand je sens ma dignité se liquéfier sur place, que je me sens gravement invalide. Je pourrais donc hausser les épaules et me coucher d'humeur badine. Pas tout à fait pourtant : les quelques froissements avec l'oncle Léon à la fin du dîner ne s'oublient pas aussi facilement. Et j'accuse aussi Cécile : sa décoction d'ennui est loin d'être évaporée. Elle a même ce soir un avant-goût vénéneux de rentrée.

Jeudi 18 septembre 1919

Premières brumes d'automne. Le jour naît dans ses langes. Cette tristesse est de bon augure : elle me plaît.

Aujourd'hui, Mère m'a confié une mission : récupérer le grand livre de comptes dont elle a besoin pour préparer sa procédure contre « qui vous savez ». Cela ne me plaît qu'à moitié de m'occuper de leurs affaires, mais j'aime bien rendre service. « C'est une mission de confiance. Il n'y a qu'à toi, Paul, que je peux demander ce genre de service… » J'avoue ma curiosité : « il » a dû laisser des traces dans cette maison… Mes goûts d'enquêteur prennent ainsi le dessus et je pars à bicyclette jusqu'à Vallières.Quand j'arrive, personne. Tous les villageois sont au marché de Lons, puisque c'est jeudi. Je cherche en vain à pénétrer dans la maison (la clé ne fonctionne pas, les serrures ont dû être changées). Je suis contraint à la fin d'aller chercher Corneille qui laboure dans le bas. Pendant près de deux heures, je fouille de fond en comble le bureau, le salon, le cabinet de curiosités et même les chambres. Tout semble pétrifié dans la poussière et le silence, avec des housses fantomatiques sur les fauteuils. Les tapis ont été roulés et des journaux dépliés devant les fenêtres, noircis de centaines de mouches desséchées. Partout, une forte odeur d'encaustique âcre, bien que j'aie pris soin, sur les conseils maternels, d'aérer toutes les pièces. « Tu tâcheras au moins d'être discret ! » m'a-t-elle recommandé. A quoi bon puisqu'ils font tous leurs emplettes à Lons ? J'en ai profité pour chercher quelques photos, de lui, de moi plus jeune, malheureusement il n'avait rien laissé. Bref, j'ai fait chou blanc sur toute la ligne. Je suis donc rentré bredouille à Montclairgeau, au moment où la famille finissait de déjeuner.

L'après-midi, travail dans ma chambre jusqu'à quatre heures. Il faut à tout prix que je me remette à ces maudites mathématiques. A un moment, jetant un œil par la fenêtre, j'aperçus une bande de cycliste venant de Bar ou de Ruffey. Sans doute allaient-ils jouer au tennis à Persanges. Les sonnettes qui tintèrent furent bien sûr irrésistibles ! Avec l'espoir de revoir Denise, je sautai sur ma bécane pour rejoindre tout ce petit monde. Nulle jeune fille pour m'accueillir sur le court, c'était décidément mon jour de malchance. J'espérais me consoler en jouant passionnément, mais c'était compter sans les « revanches » de ces dames. Elles monopolisèrent le terrain. Je réussis pourtant à me glisser entre deux matchs, mais mes partenaires n'étaient guère inspirés. On me fit vite comprendre que les héroïnes du jour devaient reprendre leurs prérogatives. Les garces ! J'étais hors de moi, d'autant plus que j'avais été prévenu que le dîner serait avancé d'une heure. En effet l'oncle Léon, rappelé à Paris par une lettre urgente ce matin, était obligé de quitter l'Etoile le soir-même. Je parvins à terminer en catastrophe une partie mais fus dans l'obligation de renoncer à une autre partie que Jacques m'offrait in extremis. J'arrivai à Montclairgeau, en nage et avec un léger retard pour apprendre… que seul l'oncle Léon dînait plus tôt. J'explosai ! Mère s'irrita, m'adressa des remarques désobligeantes sur mon impolitesse, mes sautes d'humeur, mes révisions en panne, ajoutant « qu'il n'y avait pas que le tennis et les filles dans la vie ! » etc. On croit rêver ! Je haussai les épaules et montai m'enfermer dans ma chambre.

A propos de tennis – puisqu'on prétend en haut lieu calmer mes ardeurs – je viens de faire un horrible décompte : il ne me reste plus que deux après-midi à Persanges ! Deux tennis en tout et pour tout. Avec la rentrée, ce sera un autre sport ! Après ma hargne, je me sens ce soir complètement abattu. Toujours cette tristesse excessive qui rapplique au galop au moindre prétexte, cette trop fameuse « tristesse des fins de vacances » que j'ai ressentie ce soir pour la première fois aussi vivement. En résumé, bilan négatif : une précieuse journée écoulée en pure perte.

Vendredi 19 septembre 1919

Il faut à tout prix retrouver le fameux livre de comptes. Tel était le mot d'ordre ce matin. Mère sut se faire douce et persuasive et j'étais, chose étrange, d'humeur badine. Cécile, tante Guitte et moi-même avons donc formé un commando de choc, l'union faisant la force. Nouvelles recherches à Vallières, toujours aussi infructueuses. Seule distraction : Cécile a réussi à mettre en marche un phonographe mais je n'avais vraiment pas le cœur à danser. Retour piteux du trio. Mère devra se débrouiller avec son notaire.

L'après-midi, j'ai essayé de me mettre au travail. En vain ! J'étais sans cesse attiré par la fenêtre. Il faisait un temps vraiment très bizarre. Le ciel, lourd de menaces, offrait un spectacle fascinant : d'énormes cumulus, cuivrés de lueurs inquiétantes, progressaient dans un ciel blafard, presque jaune, tels des chevaliers teutoniques, et cette armée de titans projetait sur la campagne une ombre d'Apocalypse. Je n'avais jamais observé un tel phénomène. Puis soudain, un orage, ou plutôt une ondée orageuse, d'une violence inouïe, fracassante et meurtrière, juste le temps que les lances se heurtent et se brisent sur les boucliers. Le choc dura à peine dix minutes. Toujours aux premières loges, j'étais médusé. Puis l'après-midi se passa dans des alternances étranges de pluie et de soleil tandis que ma mélancolie traînait sur le champ de bataille dévasté.


A SUIVRE