Le coming out est une conversion. Mais s'il peut être décrit comme le geste d'un « instant », celui de la décision, il faut aussitôt ajouter que celle-ci doit être reconduite en permanence. Au fond, le coming out, c'est le projet de toute une vie : car la question se pose toujours de savoir où, quand et devant qui il est possible de ne pas cacher ce que l'on est. La nécessité de choisir réapparaît dans chaque nouvelle situation de l'existence : pour un enseignant qui se retrouve devant une nouvelle classe ou un nouvel amphi, pour un étudiant qui rencontre son directeur de thèse, pour tout gay ou toute lesbienne devant un nouveau médecin, un nouvel employeur, un nouvel environnement professionnel, ou tout simplement face au marchand de journaux ou au chauffeur de taxi qui tiennent des propos homophobes.

La socialisation dans l'espace homosexuel (constitué par les lieux de drague, les bars, etc.) qui permet d'avoir des amis eux-mêmes homosexuels renforce souvent cette structure foncièrement dichotomique : une liberté à l'intérieur d'un petit milieu choisi et construit, et la « discrétion » dans l'espace professionnel ou familial. Mais cette polarité se retrouve aussi chez les gays ou lesbiennes les plus affirmés. Il n'est sans doute pas de gay, si « ouvert » soit-il, qui n'ait pas un jour ou l'autre transigé avec la question du placard : c'est pourquoi la « sortie du placard » n'est pas un geste unique, univoque : elle est à fois un point de départ et une sorte d' « idéal régulateur » qui oriente les conduites mais ne peut jamais être atteint. La structure du placard est telle que l'on est jamais simplement dehors ou dedans, mais toujours à la fois dehors et dedans, plus ou moins dehors ou plus ou moins dedans selon les cas et les évolutions personnelles. On n'est jamais tout à fait dedans, dans la mesure où le « placard » est toujours susceptible d'être un « secret public », et il y a toujours au moins une personne qui sait et dont on sait ou se doute qu'elle sait. On n'est jamais tout à fait dehors, car on est toujours renvoyé, à un moment ou à un autre, à l'obligation de taire ce qu'on est. Par conséquent, la décision de ne plus se cacher et de s'assumer n'est en fait que le début d'un processus à proprement parler interminable au sens où Freud pouvait parler de « psychanalyse interminable. »

Cela ne tient pas seulement aux intermittences du courage individuel qu'il est nécessaire de mobiliser dans toutes les situations de l'existence, et parfois quand on s'y attend le moins (avec la tension que cela induit), ni même aux retombées provisoires et inévitables de l'énergie psychologique que requiert la volonté d'être « hors du placard ». Il y a assurément quelque chose de fastidieux dans le fait de vouloir être – ou d'avoir à être – « hors du placard » partout et toujours. Il est souvent plus confortable de ne pas prononcer la phrase, de ne pas accomplir le geste qui réaffirmeraient une fois de plus cette « sortie du placard » dont on s'aperçoit alors qu'elle est toujours à recommencer. Mais, plus profondément, il s'agit de la définition structurelle de l'identité homosexuelle. Comme le dit Henning Bech, par le choix de ne plus se cacher ; « on passe de la difficulté de pouvoir être soi-même en tant qu'homosexuel à la difficulté de devoir être soi-même en tant qu'homosexuel. »(…) Il faut ajouter ici deux remarques à ce qui précède.

La première, c'est que l'obligation du secret et de la clandestinité a été aussi (et est toujours) un lieu – une structure – où un certain nombre d'homosexuels ont trouvé – et trouvent encore – une certaine forme de plaisir : une vie cachée, des rencontres secrètes, une sociabilité clandestine, les délices d'une franc-maçonnerie… Il n'est pas rare d'entendre, dans la bouche d'homosexuels qui ont vécu une partie de leur vie sexuelle avant les années soixante, et donc avant la « libération », des regrets sur l'époque du secret imposé et du « jeu » qu'il fallait inventer sans cesse pour tromper les regards et trouver les connivences. Et il est vrai que le « placard » a été aussi le lieu de résistance à l'oppression, une manière de vivre l'homosexualité dans des époques ou des endroits où il n'était pas possible de la vivre à l'air libre. Le « placard » a été si souvent dénoncé par les militants homosexuels comme le symbole de la « honte » et de la soumission à l'oppression qu'on a fini par oublier ou négliger qu'il peut être aussi, et en même temps, un espace de liberté et un moyen – le seul – de résister et de ne pas se soumettre aux injonctions normatives. Et que pour de nombreux gays, il l'est encore. En un sens, et peut-être paradoxalement, il a été le moyen d'être « fier » lorsque tout conduisait à être honteux. Même s'il s'agissait d'une fierté secrète et intermittente, voire fugace. Et c'est cet extraordinaire sentiment de fierté et de liberté conquise et maintenue comme un secret partagé à plusieurs que les gays des générations précédentes ne retrouvent peut-être plus dans la liberté et la fierté affichées au grand jour et qui leur semblent trop faciles, et en un sens un peu fades, ayant perdu la saveur du jeu avec l'interdit.

(…) La seconde remarque, c'est que l'on est également conduit à se demander ce qu'est une identité personnelle, ou même ce qui définit quelqu'un comme homosexuel. Pensons au cas de ce professeur dans une petite ville qui craint de voir les deux lettres « PD » inscrites au tableau. Il est bien évident qu'il n'est pas besoin qu'il ait des relations sexuelles avec un autre homme pour redouter cette agression symbolique. Il peut simplement savoir – ou peut-être même ne pas savoir ou ne pas vouloir savoir – qu'il le désire. Il est aussi possible que tous ses traits psychologiques (et peut-être aussi physiques : ses gestes, sa manière de parler, de marcher…) semblent manifester un tel désir ou une telle personnalité. Affirmer qu'il n'y a pas de « personnes homosexuelles » mais seulement des « actes homosexuels » revient à laisser de côté toutes ces expériences individuelles intensément vécues dans lesquelles il n'est pas besoin que des actes aient été pratiqués pour que l'identité soit construite – parfois inconsciemment – autour de leur possibilité, des pulsions qui y conduisent, des fantasmes, nourris d'images et de modèles aperçus depuis les années d'enfance, de la crainte également d'être reconnu comme étant l'un de ceux dont on sait qu'ils risquent de se voir traités de « pédés ». De la même manière, cette terreur peut se rencontrer chez quelqu'un qui a eu une vie sexuelle homosexuelle et n'a plus de sexualité. Bref, il y a bel et bien des « personnes homosexuelles », et les « actes homosexuels » ne sont qu'un des éléments qui permettent de les définir.

Cela ressort parfaitement de toute la polémique qui s'est déroulée autour de la présence des homosexuels dans l'armée américaine. En déclarant que les homosexuels pouvaient y être admis à condition de ne pas dire qu'ils le sont, car cela reviendrait à annoncer qu'ils ont l'intention de pratiquer des actes homosexuels, les responsables militaires ont donné une définition de l'homosexualité qui accorde à la déclaration de soi une importance considérable. Dire « je suis homosexuel » aurait pour signification « j'ai l'intention de pratiquer des actes homosexuels ». par conséquent, dire, c'est faire. Mais il est donc possible d'« être » homosexuel, à condition de ne pas le dire, et donc de ne pas laisser supposer que l'on a l'intention de pratiquer des actes homosexuels. (…) Il est d'ailleurs frappant qu'on retrouve dans les textes promulgués par le Vatican cette même dissociation entre « personnes homosexuelles » et « actes homosexuels » : il y a d'un côté les personnes, qu'il convient d'accueillir avec commisération comme des « blessés de la vie » (car ce n'est pas de leur « faute ») et, de l'autre, les « actes » qu'il faut condamner comme des crimes contre la nature (car ils relèvent de la responsabilité individuelle et peuvent donc être évités). Sans s'attarder davantage sur ces étonnantes machines à fabriquer des consciences malheureuses ou des névroses que sont les hautes instances de l'armée américaine et de la hiérarchie catholique, il faut remarquer que l'une et l'autre sont d'accord pour admettre qu'il existe des « personnes homosexuelles », et tous leurs discours sont d'ailleurs contraints par le constat que de telles personnes existent. Car il n'y aurait pas lieu de se perdre dans toutes arguties s'il n'était question que des « actes ». Il suffirait de les interdire ! Mais une telle interdiction ne règlerait pas le problème de tous ceux qui, indépendamment des « actes homosexuels », se perçoivent et sont perçus comme « homosexuels ».

Il est donc évident que tout cela est pure rhétorique, destinée à légitimer la situation de toujours : les homosexuels ont des pratiques homosexuelles, mais ils doivent les cacher et les taire, et si elles sont découvertes ils seront exclus de l'armée ou de l'Eglise. Et l'on voit bien que ce qui pose problème, ce n'est pas tellement d'être homosexuel, mais de le dire… Car si la possibilité de le dire était admise officiellement, c'est toute l'infériorité et la vulnérabilité des gays et des lesbiennes, et donc tous les moyens de contrôle qui peuvent s'exercer sur eux, qui s'en trouveraient annulées. Le contrôle de l'homosexualité repose donc sur ce silence imposé et sur cette dissimulation forcée, et surtout sur le sentiment de culpabilité et d'infériorité qui ne peut manquer d'être produit par l'inscription dans les consciences individuelles du clivage entre ce qu'on est et ce qu'on peut faire, entre ce qu'on est et ce qu'on peut dire. (…) Ainsi la question de dire est centrale dans l'expérience des gays et des lesbiennes.


Didier Eribon, Réflexions sur la question gay [chapitres VII et XV], Fayard, 1999.


A mon humble avis, ce livre est la Bible de tout homo voulant régulièrement réfléchir sur son identité et sur son devenir – son interminable et utopique dévoilement – également sur son inscription dans une histoire faite de prises de conscience, de subversion individuelle et/ou de revendications collectives.