Tu es donc là à tranquillement frissonner dans les émanations d'air surgelé quand soudain tu te rends compte que tu as oublié de prendre des mouchoirs et que, diantre, il va te falloir retourner à l'étage du bas en empruntant périlleusement le tapis roulant, ce que tu trouves long et plutôt désagréable. Tu as du mal à coincer le chariot, surtout en descente. Flûte zut quelle histoire. Fort de cette triste constatation, habité d'une soudaine détermination à régler cet épineux problème, sans plus attendre tu t'apprêtes à prendre ton élan quand tout à coup cette fille qui semble ne sortir de nulle part arrive sur ta droite sans même t'apercevoir. Tu as juste le temps de contempler son visage entièrement avant qu'elle ne continue à progresser de profil dans sa propre direction. Tu la suis des yeux complètement mais elle ne te voit pas puisque son regard est dirigé très logiquement dans le sens de ses pas. Pour qu'elle te voie la voir, il lui faudrait légèrement détourner la tête et en fait plus elle marche, plus tu te retrouves dans son angle mort.

Dans la langue que tu tentes depuis si longtemps de parler à peu près correctement, tu en es à croire que le mot foudre fait référence à une perception du regard et de l'ouïe d'un seul et même phénomène atmosphérique : celui de la transformation en arc électrique d'une colossale charge magnétique. Pour toi, c'est par le magnétisme que s'explique l'association entre ce phénomène atmosphérique et l'excessivement rare détonation amoureuse qui porte le nom de coup de foudre.

Dans la mesure où on ne fait qu'apercevoir le phénomène atmosphérique en question, on l'appelle éclair ; dans l'autre mesure où on ne fait que l'entendre, on lui donne le nom de tonnerre. C'est la rencontre des deux perceptions qui donnent naissance au concept de foudre. Autrement dit, toute distance d'ordre kilométrique entre l'observateur et le phénomène engendre une dissociation de la foudre en tonnerre et éclair ; cela étant principalement imputable à l'énorme écart entre la vitesse du son et celle de la lumière, cette dernière filant presque un million de fois plus vite que la précédente. Pour que tonnerre et éclair deviennent foudre, il faut être à la portée des sens de l'observateur.

En fonction de ces quelques données de base de physique, tu crois que le concept de coup de foudre est plus riche, plus complexe, plus frappant, plus puissant que son équivalent dans la seule autre langue que tu parles suffisamment pour te permettre des comparaisons et dans laquelle cela se dit : love at first sight.

Toujours est-il que tu es toujours là benoîtement stationné vers les rayons surgelés qui présentent la particularité de laisser tout son champ libre à ta vue, dans ces circonstances qui sont en train de devenir extraordinaires. Tu remarques que tu ne peux cesser de regarder cette fille, tu t'en sens d'ailleurs d'autant plus libre que de son côté, elle ne t'a pas vu et ne semble aucunement avoir détecté qu'un malotru dans ton genre la matait dans d'aussi indélicates proportions. Tu es frappé par le sublime mélange de sa beauté, de son élégance, de son port, de sa façon de marcher et de faire le marché ainsi que par ce que tu perçois inexplicablement mais clairement comme une douce forme de sensibilité dont elle arrive à compenser la potentielle fragilité dans cet environnement barbare par un pas preste et assuré. Tu admires et à la fois te demandes comment une fille sachant si élégamment être sexy peut ainsi librement se déplacer sans constamment souffrir d'être importunée dans ce monde de brutes par des connards tout juste un poilichon plus audacieux que toi.

Tu ne peux t'empêcher de la détailler entièrement. Tout se passe à une telle vitesse. Tout t'interpelle et te plaît instantanément chez elle, ses chaussures, sa taille, ses formes, ses fesses, ses seins, son profil, le soyeux de sa chevelure, son blond de Venise, sa démarche, son âge, sa prestance, la projection de la sensibilité de son intelligence sur son apparence, son numéro de sécu, tout. Tu crois pouvoir t'autoriser à déduire de l'absence de bague au doigt stratégique et du fait qu'elle porte un panier au lieu de pousser un chariot qu'elle n'est pas engagée, ce qui libère d'encore quelques degrés ta défaillante conscience. Au-delà de ces détails futiles et qu'à moitié fiables, tu crois pouvoir déduire qu'elle est libre essentiellement parce qu'inexplicablement tu le sens. Tu ne doutes pas de cette sensation. Tu sais que tu ne sentirais pas ce que tu sens si la situation n'était telle que tu la perçois. De même, tu crois savoir comme si c'était parfaitement évident qu'elle a vingt-sept ans ; ce qui explique en partie que sa vie n'a pas encore l'air d'être faite.

Tu demeures complètement immobile, ne peux bouger autrement que des pupilles. Tes yeux sont de minuscules miroirs qui répéteraient à satiété et sans mort dire à cette princesse qu'elle est la plus belle. Tu aimerais être quelqu'un de profond qui se domine et ne peut bêtement tomber amoureux d'une simple apparence en mouvement mais soudain tu découvres avec une désarçonnante certitude que tu n'es pas comme ça. Tu te mets à envisager que l'apparence aussi a sa profondeur, à comprendre que l'histoire de l'art est fondée sur une suite d'apparences abouties.

Tu ne la regardes pas, tu la bois. Tu te laisses complètement aller alors que normalement ta gêne se chargerait sans tarder de transformer la franchise de ton regard en calculatrice sournoiserie, en va-et-vient dissimulé des yeux. Tu es absorbé, happé par la splendeur délicate de cette personne. Tu la manges, tu la bouffes des yeux, même si pour toi, cela se trouve coutumièrement associé à de l'impolitesse, voire plus simplement à de la vulgarité. Tu te retrouves à faire quelque chose qui ne se fait vraiment pas pour quelqu'un comme toi qui voudrais au fond précisément être ce qu'il n'est finalement pas.

Tu te laisses cependant donc complètement aller croyant tout bonnement qu'elle ne va que traverser ta vie sans même se rendre compte de l'effet qu'elle produit sur toi puisque ce n'est certainement pas la bouche sous ton regard qui va lui en toucher mot. Une mouche te fait pourtant alors prendre conscience que celle-ci est ouverte.

Et soudain, au moment où l'intensité de ce que tu ressens rejoint précisément l'incapacité de ce que tu es à être autre, elle s'arrête net dans sa progression au niveau crois-tu des sachets de petits pois extra-fins ; ceux qui précisément empêchent la sensibilité des véritables princesses de s'assoupir malgré un grand nombre de matelas. Elle ne ralentit pas, ne se met pas tout à coup en quête d'une quelconque denrée faisant encore défaut sur sa liste, non, elle s'arrête net ; à une douzaine peut-être quinzaine de pas de toi. Elle demeure immobile pendant deux ou trois secondes avant de commencer à faire pivoter son regard à gauche puis à droite à la façon d'un radar subitement en alerte. Elle entre graduellement dans un processus de recherche systématique qui va, tu le sais, inéluctablement la conduire jusqu'à toi, le sens, le sais parce que tu le sens. Tu voudrais bouger mais ne le peux pas et de toute façon, le processus est lancé, tu es à découvert. Tu es fébrile et sens qu'il s'agit d'une question de nanosecondes. Tu te prépares, fermes la bouche. Elle t'a senti, tu le vois. Ton cœur se met à pomper ton sang qui remonte le long de ton cou dans des proportions anormales. Tu avales serré de la salive que tu n'as d'ailleurs pas en abondance.

Et puis ça y est, sa tête s'immobilise, tu vois qu'après avoir cherché à 180° devant, elle a compris que ça venait de derrière. Elle prend son élan une ou deux secondes avant de se retourner complètement et précisément sans aucune hésitation dans ta direction. Son regard arrive au niveau du tien sans plus le quitter. Sa beauté, la profondeur de son regard, te transissent. Tu es pris les yeux dans le sac. Vous demeurez immobiles, le temps s'arrête, plus rien n'existe autour de vous vraiment, les contours disparaissent. Tu sens que vous flottez.

Toute ta vie sentimentale et ton chaos actuel défilent dans ta tête en deux instants. Tu as la très nette impression que tes yeux lui disent tout sans aucune possibilité pour toi de dissimuler le moindre détail important. Tout te semble d'une dévastatrice évidence remettant toute ta vie en question. Vous vous regardez ainsi huit peut-être neuf secondes. Elle ne bouge pas, soutient complètement ton regard, comme toi littéralement hypnotisée. Tu sens que tu es tout rouge. Tu as les mains moites, les couilles coites. Tu n'as plus accès à aucune forme de légèreté, ta surface est complètement en contact avec tes profondeurs.

Le prénom de Charlotte suscite soudainement l'impérieuse nécessité de tout révéler ce qui te chamboule. Tu ne vois aucune autre issue que la dénonciation instantanée de ton indisponibilité. Tu ne vois plus rien que de l'impossibilité. Toute sa situation existo-sentimentale glisse sous tes pieds. Tu as peur, te retrouves en total déséquilibre. Tu ne crois pas au coup de foudre pour ne jamais l'avoir vécu et ne jamais même en avoir vu une représentation cinématographique crédible. Tu ne comprends pas ce qui t'arrive, n'as plus de mots. Tu es à un potentiel tournant de ta vie mais tu as les mains crispées sur le volant à dix heures dix sans pouvoir négocier le plus infime des virages. Tu te sens forcé de continuer à régresser en direction du mur. C'est ton éducation, ton parcours, tes fêlures, ta couardise, ta méfiance, ta connerie de con. Tu crois que c'est en grande partie en rapport à cet ensemble non exhaustif des belles qualités qui composent ta personnalité que tu décides tout d'un coup de t'agripper fermement à ton chariot en rompant ce duel de tourtereaux. Vous avez déjà atteint un point de non-retour au-delà duquel le fonctionnement des choses de l'amour exige normalement que l'homme prenne sur lui pour intervenir or l'homme en question, tu ne l'es pas encore devenu. Quand tu prends sur toi, tu sais que t'as les genoux qui flanchent sous le poids.Ce qui t'arrive là est trop gros et trop inattendu, c'est pour ç que tu songes tout de suite à faire face à la situation avec ta stratégie habituelle devant une difficulté : le contournement. Te voir ainsi tout à coup et sans avertissement saisir ton chariot et te mettre à le pousser vers l'ailleurs la froisse visiblement. En guise de représailles, elle saisit elle aussi son panier et se relance avec vivacité dans son escapade de consommation en feignant que rien ne s'est passé. Tu trouves ça torrible. Tu la vois du coin de ton œil larmoyant longer les congélateurs et la devines destinée à emprunter le rayon suivant, où tu fomentes in extremis le projet de la retrouver. Tu te refais une petite santé mentale en respirant par le ventre, en tentant de ne réfléchir qu'au présent. Tu prends la ferme décision de te rattraper en pénétrant souverainement dans le rayon de votre potentiel deuxième duel dans cette parade de séduction. Tu y es avant elle puisque tu n'avais pas à contourner les congèles toi. Tu commences à te dire que tu n'as pas fui, tu as gagné du temps, ce que tu conçois alors être exactement ce qu'il te fallait faire. Décidément tu n'es pas n'importe qui. Tu utilises les quatre moments qu'il te reste pour réfléchir. Tu es grand maintenant, tu sais que tu arrives à réfléchir quand tu te donnes la peine de t'y mettre et que parfois même il en ressort quelque chose qui ressemble fort à une idée. Tu ne fais que penser à ce que tu vas lui dire. Tu ne trouves rien mais décides finalement qu'au vu de l'évidence précédente, ce que tu vas dire ne revêt que peu d'importance. Ce qui importe véritablement, c'est d'entrer en communication verbale avec elle. Voilà, tu vas lui dire bonjour même si c'est déjà l'heure de dire bonsoir, ça c'est une bonne idée. C'est sympa ça bonjour. C'est une bonne entrée en matière. Tu es soudain très fier du résultat de ta réflexion, ça valait vraiment le coup de faire un effort.Et puis, de toute façon, si bonjour ne suffit pas pour que le contact prenne, tu vas pousser l'audace jusqu'à lui demander comment ça va. La glace va être rompue ou en tout cas, il y en aura probablement assez de fondue pour lui permettre de répondre quelque chose et de te permettre d'entamer le ping-pong verbal.

Nanti de ce fabuleux projet d'initiation de conversation à partir de rien, tu tentes de te recomposer tout le long des rayon des fromages blancs. C'est fou ce qu'on mange de petits pots dans ce pays. Tu chemines doucement en faisant des pas qui te donnent tout juste l'impression d'avancer sans t'enlever un gramme de la pression qu'engendre la même action.

Tu es toujours aussi nerveux mais, comme tu sais ce que tu vas dire et que vous vous êtes déjà rencontrés de l'autre côté quarante sept secondes plus tôt, tu reprends quelque esprit. Tu arrives tranquillement au bout du rayon, tu réussis à légèrement ralentir ton allure comme si c'était encore possible. Tu crois que le mieux est que vous vous croisiez dans le rayon, ce qui devrait engendrer une très opportune intimité. Ne la voyant pas apparaître, tu te dis qu'elle s'est peut-être doutée de quelque chose et qu'elle n'ose finalement pas commettre le pas qui devrait vous remettre en contact. Tu connais bien les filles sous certains angles, sais à quel point elles se font une question d'honneur de laisser le mec faire le premier pas permettant à la relation de basculer dans le d'ébats. Tu penses alors à son blond vénitien et te dis que la croiser plutôt en tête de gondole peut symboliquement jouer pour toi. Tu prends ton courage à une main, ce qui suffit amplement vu sa taille et passes timidement la proue de ton chariot en direction de ce que tu sens potentiellement pouvoir être le carrefour sentimental le plus important de ta vie. Et là, tout à coup, non seulement tu découvres qu'elle n'est pas là où logiquement elle devrait se trouver mais également qu'elle est nulle part. Tu refais le tour du rayon plusieurs fois comme si tu avais perdu ton portefeuille puis commence graduellement à élargir le périmètre de recherche à tous les laitages puis à tout l'étage. Une bonne demi-heure plus tard, après avoir réussi à sortir de ton apnée d'homme bredouille, tu décides de reprendre le cours des événements de ta vie où tu les avais laissés en descendant chercher des mouchoirs. Tu prends le paquet le plus cher, une bonne marque te permettant beaucoup de douceur.


Alain Turgeon, Tu moi, La fosse aux ours, 2005

Possibilité de retrouver cet auteur dans mon blog à la date du 19 janvier 2007 [69, pas le Rhône]. Cette fois, il ne s'agit pas de Gladys ni de Charlotte, mais de Karen. Et c'est très chaud !