Samedi, 23 septembre 1961

Franca ma chérie, je veux un moment parler tout haut avec toi. Ecoute-moi.

Il m'arrive une chose singulière et je ne sais pas très bien comment m'en accommoder. Je n'ai pas l'habitude, tu sais.Tu as bouleversé beaucoup de choses en moi ou, si tu veux, beaucoup de choses ont été bouleversées en moi par cet été, et par toi, qui as été le cœur de cet été,

et en particulier ma façon d'aimer.

Avant (quand je dis : avant, cela veut dire : avant toi, Franca, avant Franca, avant Franca), avant j'avais besoin de l'absence pour aimer, elle était mon alliée, elle était mon refuge, mon recul, la réserve de mes forces, le repaire où l'on se replie pour se jeter dans de nouveaux espaces.

Avant (avant toi, Franca), j'aimais surtout dans l'absence. Quand elle était là (elle, celle que j'aimais) je l'aimais sans doute, je voulais l'aimer, et il se passait des choses entre nous – mais toujours survenaient des échecs, des silences, des vides, des abîmes. Et peu à peu, parfois très vite, parfois lentement, je me sentais assiéger par un sourd désir : le désir de la voir partir. Qu'elle s'en aille… Une sorte de lassitude me prenait, qui répondait sans doute à la sienne, une sorte de constat d'échec, de constat de demi-échec, silencieux, duquel naissait ce désir de départ, ce désir de la voir partir. Je m'en allais ou elle partait. Et tout le problème était finalement devenu le problème de savoir combien de temps nous pouvions soutenir mutuellement notre présence : deux jours, pas plus de trois, - et à la fin, deux jours au maximum, et plutôt un jour que deux.

Je partais, ou elle partait. Rarement nous nous sommes quittés avec le sentiment d'une grande joie (deux ou trois ou quatre fois peut-être). Le plus souvent, nous nous quittions avec le sentiment qu'il valait mieux se quitter, que la séparation nous évitait des déceptions et des échecs, - avec le sentiment qu'il n'y avait vraiment pas grand-chose à attendre de nous, que c'était fini ou presque, qu'il faudrait un miracle pour que cela renaisse. Et ainsi pendant toutes nos années, le plus souvent ainsi.

Je partais ou elle partait. Il y avait un temps de silence. Puis je reprenais les choses, c'est moi en général qui reprenais les choses dans l'absence. Je lui écrivais, j'écrivais, je commençais à parler, je disais alors ce qu'il fallait pour recomposer, dans l'absence, l'équivalent d'une présence, l'équivalent de la présence que nous avions ratée. Je composais dans l'absence la présence que la présence ne nous avait pas donnée.

Je vois beaucoup de raisons à cela, et un jour peut-être je t'en parlerai. Je laisse les raisons de côté pour le moment. J'en retiens seulement le résultat. C'est qu'au fond je ne l'ai (à part quelques heures ou quelques jours) jamais tant et si bien aimée que dans l'absence. Cette absence était un refuge, un recours, un secours (je pouvais y faire appel de sa présence malheureuse). Sans doute parce que j'étais plus libre dans l'absence que dans la présence. C'est sûrement cela. Tu me comprends, Franca ? Plus libre de la créer, elle, selon mon désir, en son absence qu'en sa présence. Et j'avais sans doute besoin de la créer, de la recréer ainsi, pour compenser ce qui, inconsciemment, me manquait, en elle, lorsqu'elle était là. Le fait est que j'avais dans l'absence une imagination et une liberté que je n'avais pas dans la présence. Le fait est que j'avais d'autres ressources dans l'absence que dans la présence. Les psychologues diraient que j'avais besoin de sublimation, que j'avais besoin autant d'inventer mon amour et de le projeter dans l'imagination de l'absence, que de le vivre dans la présence. Tu me comprends, Franca ? (si tu étais là, comme tu me dirais : oui…) Tout cela m'avait donné une certaine habitude d'aimer, un certain « style », une certaine façon de vivre dans l'amour, que je ne pensais pas pouvoir jamais perdre. Je me croyais fait ainsi. Tu te souviens, Franca ? Je te disais, il n'y a pas si longtemps : il me faut du recul, j'ai besoin d'être seul. Même maintenant. Mais ce n'est plus la même chose. Je n'ai plus besoin du recul et de la solitude pour les raisons d'avant (d'avant toi, Franca).

Ce qui m'arrive de singulier, c'est que l'absence ne me sert plus à rien. La solitude me sert. Ton absence, non. Je n'ai plus besoin de cette « sublimation » de l'absence pour t'aimer. Avant (avant toi, Franca), l'absence me faisait gagner quelque chose, avant, mon amour gagnait quelque chose à l'absence. Il renaissait, il se mettait en mouvement, il partait en quelque chose de rien, il se donnait à lui-même sa propre naissance, il s'inventait et se créait lui-même, il se donnait ses propres titres, et il faisait reconnaître sa propre existence, il se donnait des preuves d'existence, il croissait sur lui-même, il grandissait en lui-même, et une sorte de chant sortait de lui, un chant grave et émouvant, beau et tremblant, - comme si cet amour avait besoin d'un chant aussi pour s'entendre chanter et croire, plein d'espoir et de désespoir, à son existence.

Maintenant, je découvre, Franca, je découvre que l'absence ne me fait rien gagner. Je découvre que mon amour ne gagne rien à l'absence. Je découvre que je n'ai pas besoin de l'absence pour aimer. Cela ne veut pas dire que l'absence me fasse perdre quelque chose. Non. L'absence est seulement un problème technique. Attendre. Travailler. Mais elle a perdu sa vertu magique de ferveur et d'invention. Je ne me sens pas le droit de rien ajouter à toi en puisant dans le simple fait de l'absence. (Est-ce que tu comprends ce discours très abstrait, Franca ?) Je ne me sens pas le droit de te créer, de te recréer, de te façonner selon mon désir. Je ne m'en sens pas le droit, mais par-dessus tout je n'en ai pas envie. Je ne le veux pas et je ne le peux pas. Je ne veux pas de cette liberté imaginaire, et je suis incapable de m'en servir. J'ai même le sentiment que, si je m'en servais, je m'en servirais contre toi, contre quelque chose de vital et de profond que j'ai découvert auprès de toi, à ton côté. Me comprends-tu, Franca ? Je n'ai plus besoin de cette liberté-là, je n'en ai plus besoin parce que tu ne m'as pas donné une seule raison de prendre cette distance vis-à-vis de toi, parce que je ne veux pas t'inventer : je veux seulement te découvrir. C'est ici que tout se résume si tu veux : si l'on est réduit à inventer même en partie quelqu'un, mieux vaut l'absence. Mais si l'on veut seulement le découvrir, rien ne vaudra jamais une seule heure de présence. Ensemble, dans sa vérité, cette absence, il faut savoir comment l'autre la vit, de son côté.

Tu m'as compris, Franca ? Je te salue, je te salue, France Franca Franca Franca…

Louis


Extrait de « Lettres à Franca » par Louis Althusser, Stock/Imec


A l'origine fervent adepte de la Jeunesse catholique, Louis Althusser connaît pendant la Seconde Guerre mondiale l'horreur des camps de concentration et opère alors une métamorphose idéologique radicale. En 1948, il sort diplômé de Normale Supérieure en philosophie et prend sa carte du Parti communiste. Réinterprétant les théories marxistes selon les évolutions contemporaines et le renouveau structuraliste, Louis Althusser devient l'un des philosophes marxistes les plus influents de la Guerre Froide. Il a aussi enseigné la philosophie pendant trente-deux ans. Mais il étrangle sa femme en 1980 et est interné dans un asile psychiatrique où il mourra en 1990.