(…) Les Carnets secrets ne contiennent aucune allusion aux vicissitudes politiques. Il n'y est question que de la vie privée de Louis II, et d'un seul aspect de cette vie : la lutte, incessante, harassante, contre la masturbation et l'homosexualité. Voilà à coup sûr l'élément le plus pathétique de ce destin, mais qui serait difficilement compréhensible aujourd'hui si on ne se remettait en mémoire comment, il y a cent ans, et surtout en Allemagne, l'homosexualité était considérée. Pour le dire grosso modo, celui qui naissait « différent » ne se sentait pas seulement un hérétique du sexe – motif d'être glorieux, après tout – il s'estimait une erreur de la nature, un raté dans l'ordre du monde, moins que rien. En proie déjà au qui suis-je ? esthétique et politique, Louis II fut rongé par le doute, plus radical, du qui suis-je ? existentiel. Est-ce que j'existe seulement ? Y a-t-il une place pour moi dans l'univers ?

(…) Qu'un grand amour ait uni Louis à Richard Hornig, aucun doute là-dessus. Que cet amour ait causé au roi autant de tourment que de joie, ce n'est pas moins certain. L'homosexualité, même la masturbation, toute forme d'érotisme non procréateur faisait en ce temps-là l'objet d'une interdiction absolue. Le roi, trop faible pour se dégager des tabous de son époque, fut prisonnier toute sa vie d'un atroce sentiment de culpabilité, qui finit par le détruire. La plus grande partie des Carnets secrets consigne les péripéties d'une guerre sans merci contre l'instinct sexuel. Serments envers soi-même, ordres péremptoires adressés aux amants, invocation à des puissances tutélaires suppliées de le protéger d'une rechute ponctuent ce texte aux accents désespérés.

L'emploi du français [en italiques dans les extraits qui suivent] devait avoir une fonction propitiatoire magique : de même, pour beaucoup de fidèles, la latin confère aux prières de pénitence l'efficacité d'un talisman. (…) Symbole de cette interdiction et de cette lutte : la balustrade. Les touristes qui s'extasient devant ces rambardes tarabiscotées et dorées, qui isolent, dans les chambres à coucher de Linderhof et de Herrenchiemsee, le lit royal, soupçonnent-ils leur vrai rôle, beaucoup moins esthétique que moral ? Elles devaient préserver le roi de la tentation, dresser une barrière entre lui et ses amants, empêcher ceux-ci de parvenir jusqu'au lit.

(…) Malgré ces combats effroyables qui usaient ses énergies, le roi gardait l'esprit sain. L'incohérence, la ponctuation aberrante, l'orthographe capricieuse de la plupart de ces notes ne peuvent en aucun cas constituer des preuves à charge. Il s'agissait de carnets « secrets », griffonnés à la hâte, peut-être en cachette de l'entourage, en langage sténographique, et avec le ferme propos de ne jamais les montrer à personne. La dégradation de style qu'on observe au fil des années correspond à l'affaiblissement des résistances intérieures devant la formidable coalition des forces persécutrices.(…) Il est vrai que Louis II poussa quelquefois la plaisanterie un peu loin. Celui qui n'a jamais eu le droit de se montrer tendre peut facilement devenir cruel. On parle de valets battus, fouettés, marqués au fer rouge, ou précipités dans les oubliettes de Neushwanstein. La rumeur courut que le jeune laquais Rotheranger succomba à la suite de sévices exercés de la main même du roi.

Sexualité déclinante qui avait de plus en plus de mal à se satisfaire ? Marcel Proust, dans le bordel masculin où il rencontrait des prostitués, se faisait donner en spectacle, pour arriver à l'orgasme, des combats de rat affamés dont les cris, les morsures, le sang, l'agonie lui permettaient d'être heureux. Qu'un grand écrivain se passât ces fantaisies barbares, on ne voit là aucun symptôme d'aliénation. Justice soit rendue à Louis II, prophète désarmé, bouffon et martyr de l'homosexualité.


Dominique Fernandez (Préface)



CARNETS SECRETS

1869-1886

(extraits)

Traduction
de
Jean-Marie Argelès

***

1869-1872

[Les passages en gras sont ceux que Louis a soulignés, parfois de plusieurs traits.]

Au nom du père, du fils et du Saint-Esprit !
Je suis marqué du signe de la croix (jour de Rédemption de Notre Seigneur) du signe du soleil (Nec pluribus impar !) et de la lune (Orient ! Renaissance grâce au cor enchanté d'Obéron. -) Que je sois maudit moi et mes idéaux si je devais à nouveau chuter Dieu soit loué, ce n'est plus possible car la sainte volonté de Dieu me protège, la noble parole du Roy ! – Seul l'amour psychique est autorisé maudit en revanche le sensuel Solennellement je prononce contre lui l'anathème : « Envoyé de Dieu tu t'approches, en provenance des doux lointains je te suis, ainsi vas-tu par les pays où éternellement brille ton étoile.-
Adoration à Dieu et la sainte religion.
Obéissance absolue au Roy
Et à sa volonté sacrée.


***

De par le Roy.
Pour toujours bannir du dais du lit Royal, destiné au coussin moelleux de ce lieu fabuleux de l'Orient, mais ici plus jamais, en tout cas absolument pas avant le 10 fév. Ensuite de plus en plus rarement, toujours, toujours plus rarement ---

(…)

***

De par le Roy.
Plus en janvier, pas en février, se corriger en tout état de cause de tout cela autant qu'il est possible. Avec la force de Dieu et du Roy ! – Ainsi se trouve prononcée l'impossibilité d'une chute véritable. – C'est juré, aussi vrai que la sainte volonté de Dieu ne me protège ni la sublime parole du Roy. – Louis.

***

De par le Roy
Que, sur notre amitié, il soit fait le serment, de ne plus en aucune façon avant le 3 juin…

***

Le 6 mars 1872.
Deux mois exactement avant qu'il y ait 5 ans que nous nous sommes connus en ce divin 6 mai 1867, pour ne plus jamais nous séparer, et ne plus jamais nous quitter jusqu'à la mort.
Ecrit dans la hutte indienne . –

***

De par le Roy
Plus de baiser de toute l'année.
Le lys m'a donné la force de résister l'année durant à toutes les tentations. –
LR


1873-1878


A l'intérieur de la balustrade inviolable, à ne jamais franchir, qui entoure le Lit Royal. Au cours d l'année qui vient de commencer, résister avec le plus grand courage, autant qu'il est possible, à toute tentation ; ne jamais céder, dans la mesure du possible, à l'une d'elles, ni dans les actes, ni dans les mots, même pas en pensée. De cette façon me purifier toujours davantage de toutes les impuretés malheureusement inhérentes à la nature humaine et Me rendre ainsi toujours plus digne de la couronne que Dieu M'a conféré. Donné dans la chambre du Roy, dans le balustre, sacré et infranchissable agenouillé sur l'éstrade la téte protégé par le dai du lit Royale Nec cessabo nec Errabo . Dieu m'aidra. Du ciel une colombe apporta cette huile et toutes les forces célestes l'accompagnent dans son vol. Descendue sur terre sur les ailes de la colombe. Cette huile, ô Seigneur, produit miracle sur miracle. La plus petite goutte noie mille de tes ennemis, émousse mille épées tirées contre Toi et, versée comme de l'huile sur la mer démontée, apaisera pour Toi maints flots déchaînés. Le Seigneur T'oindra de sa force. Le vrai Roy se dressera pour toi dans ton cœur avec la couronne héréditaire et le pourpre du sang divin. Et ce Roy ne mourra pas en vérité !!!

Louis

***

Plus, en aucune façon, comme le 12 mai 1872 et sinon aussi peu que possible, toujours faire penser réciproquement, chaque jour faire penser près de la balustrade. A jamais valable.
Le baiser aussi est à éviter.

(…)

***

Samedi le 28 juillet 1874 Fernstein pluie 6 heures là-bas, 3 ans (août excepté), nombre de lys, 10 ans depuis le spectacle de Versailles depuis que j'ai foulé pour la première fois le sol de France en juillet également.
10 ans que j'ai donc vu Richard et fait sa connaissance. – ai frôlé la chute pour la dernière fois et définitivement ! – jour de St. Louis 77 expié par Versailles ! Rheims ! le souvenir de Louis XIV et de la Royauté absolue. –
Plus un baiser, plus d'émoi du tout, ni en paroles, ni par écrit, ni en actes.

***

Au Roy

Dans cette lettre est donné l'ordre, et par là aussi la nécessité et la possibilité d'une totale abstinence, même du baiser, anathema in aeternum ! Ainsi repris le dessus à 32 ans et pas tout à fait 3 semaines, dernière chute dans le malheur, frôlé de manière effroyablement proche la chute totale, la nuit d'avant le 13 sept. 77. Maudite la fascination de l'apparition qui s'impose à nos sens ? – Juré jamais et jamais, jamais plus, dans l'année de l'achèvement de Linderhof et dans l'année précédant le début de la construction du Chiemsee (Versailles !)


1880-1883


28 fév. Frôlé la chute, l'événement exécrable n'a été Dieu soit loué que bref. – Effacer ces baisers grâce au R. rédempteur du principe du Pur, du Bon, du Noble !
J.h.s.v.
17 mai-24 juillet 1880.
LR.
Pereat malum in aeternum.
Amen !
Je le veux, moi, le Roy
1er mars (combat) 1881.



1884-1885


Le 16 octobre anniversaire du Martyr de l'auguste et noble Reine Marie Antoinette, certainement dernières baisers sensuels et profanes – vers le grand crucifix (Oberammergau) baisers, qui doivent tuer la Force et les suites des autres qui sont défendus à jamais et défendus très sévèrement – messe de deuil. Que la mémoire du martyre et de la Sainte mort de la grande Reine me donne la force à dompter le mal que je maudis auquel je veux renoncer à jamais ! jamais ! jamais !!! dix ans après Reims 25 août 1875/85) Louis.
LM.
16 octobre
derniers baisers juré
devant l'image du grand Roy
terassant le mal !!!



1886


(…)

Au sens, haine mortelle ! plus de baisers la veille juré le jour du 27 Janvier.
En souvenance de la mort auguste du Roy Charles I. d'Angleterre et du Roy Louis XVI d France et de Navarre aboli.

13 fév. 3 années depuis le décès de Richard Wagner juré par son nom immortel et devant le portrait du Grand Roy jamais plus (baisers sensuels) le 15 avril 1886 le matin définitivement la dernière chute (que je déplore de tout mon cœur et dont je me répends sérieusement. 4 mois et 10 jours avant que les 41 ont sonné ! le serment donné devant l'image de la sainte vierge immaculée près du lit, serment.


Extraits de Louis II de Bavière, Carnets secrets, Grasset, 1987