OUSTE !
Par Michel Bellin le lundi 16 juin 2008, 08:59 - Lien permanent
Je répète souvent que vivre, c'est perdre du terrain – sans nul doute une formule de Cioran. Tu me diras qu'à soixante et un ans, je ne risque pas grand chose et qu'il me reste du temps, du potentiel, des réserves. Qu'en sais-tu ? Vivre longtemps (combien ?), est-ce une consolation ou une malédiction ? Et pourquoi s'imaginer ingénument que la pente sera longue et douce ?
En fait, je sens que l'étau se resserre, je guette les indices, les signes avant-coureurs. Oui, le corps fatigue, la carcasse se tasse, les performances déclinent : la peau lisse, la dentition parfaite, les réserves de souffle, les réflexes sûrs et surtout la mémoire infaillible et primesautière… Même l'intelligence radote. Donc, dans le miroir ou dans le ressenti intime, les menus signes de défaillance qui me tiennent en haleine sans m'angoisser jamais. En fait, ce n'est pas la peur de la Faucheuse qui approche à pas de velours, plutôt une curiosité, une sorte de perplexité amusée. Sous la fatalité, il faut faire le dos rond ou tenter une saillie, n'est-ce pas ? Car je sais bien que sans aucun doute je m'amuse à me faire peur comme un gosse qui s'offre à lui-même d'horribles grimaces dans la glace ! Manière de me rassurer, de hausser les épaules, de faire le fanfaron.
Pourtant, une très chère amie de mon âge a disparu ce printemps en quelques semaines. Elle était en pleine forme et s'esclaffait souvent. C'est fou comme on se passe des irremplaçables défunts, comme on vit très bien sans eux, ouste ! sûrement grâce à cette pulsion de vie qui nous rend amnésiques et finalement heureux et soulagés – nous – de pouvoir encore rire et (sur)vivre. Mais pourquoi elle ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi dans dix ans ? Pourquoi pas la nuit prochaine, en catimini, à la sauvette, dans l'effarante solitude ? J'aime quand l'ami Gide me houspille et me ramène au réel, loin des niaises consolations catholiques ou de l'optimisme béat des gens bien dans leur peau et à l'aise dans leurs baskets. Les cons !
« …Et puis soudain les jeux sont faits, rien ne va plus. Alors, un beau jour on entend dire : - Vous savez… Gontran, je viens de le revoir. Il est fichu. Ne fais donc pas le malin. Tu vas mourir, ça n'avait rien de si comique. Tu t'efforces de plaisanter pour cacher ta peur, mais ta voix tremble et ton pseudo-poème est affreux. » Heureusement, poursuit André, « la mort met des gants fourrés pour nous prendre. » Acceptons-en l'augure même si le grand auteur peut être contredit par la femme tronçonnée dans ses deux valises flottant au fil de l'eau (France 3 comme chaque soir, adore ce genre d'ouverture à son Journal national. Vomitus vesperalis !).
À défaut de poème ou de fait divers, l'humour noir ou gris perle, c'est plus gai. Et cette page de François Nourissier qui m'a touché, pathétique et lucide, pathétique parce que lucide. Si le pauvre vieux savait que j'ai trouvé son livre sur le trottoir, à Garches, au milieu d'une pile de bouquins livrés à la décharge. Dire qu'autrefois, on n'osait pas jeter le moindre quignon ! Aujourd'hui, les bourgeois friqués de l'Ouest parisien livrent leur nrf à l'asphalte, sans doute à l'attention des éboueurs analphabètes ! En tout cas, cette macabre coïncidence : Nourrissier a intitulé son chapitre : « Ouste ! » Il ne parlait pas alors de son œuvre bradée mais de lui-même, le vieil écrivain barbu qui, huit ans plus tard, n'en finit pas de s'en aller…
Post-scriptum. J'écris ces mots un dimanche de juin, matin frisquet et solitaire. Sur la table basse du salon, un napperon de pétales… Cette nuit, les roses sont mortes, sans faire les malignes ni protester. (Les plantes sont sages et pudiques.) Et, derrière la croisée, un merle s'égosille tandis que de fringants cyclistes à la fesse rebondie s'encouragent de la voix.
Alors ? Que croire ? Qui croire ?
Croire encore à chaque aube… une de plus en moins…
En fait, je sens que l'étau se resserre, je guette les indices, les signes avant-coureurs. Oui, le corps fatigue, la carcasse se tasse, les performances déclinent : la peau lisse, la dentition parfaite, les réserves de souffle, les réflexes sûrs et surtout la mémoire infaillible et primesautière… Même l'intelligence radote. Donc, dans le miroir ou dans le ressenti intime, les menus signes de défaillance qui me tiennent en haleine sans m'angoisser jamais. En fait, ce n'est pas la peur de la Faucheuse qui approche à pas de velours, plutôt une curiosité, une sorte de perplexité amusée. Sous la fatalité, il faut faire le dos rond ou tenter une saillie, n'est-ce pas ? Car je sais bien que sans aucun doute je m'amuse à me faire peur comme un gosse qui s'offre à lui-même d'horribles grimaces dans la glace ! Manière de me rassurer, de hausser les épaules, de faire le fanfaron.
Pourtant, une très chère amie de mon âge a disparu ce printemps en quelques semaines. Elle était en pleine forme et s'esclaffait souvent. C'est fou comme on se passe des irremplaçables défunts, comme on vit très bien sans eux, ouste ! sûrement grâce à cette pulsion de vie qui nous rend amnésiques et finalement heureux et soulagés – nous – de pouvoir encore rire et (sur)vivre. Mais pourquoi elle ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi dans dix ans ? Pourquoi pas la nuit prochaine, en catimini, à la sauvette, dans l'effarante solitude ? J'aime quand l'ami Gide me houspille et me ramène au réel, loin des niaises consolations catholiques ou de l'optimisme béat des gens bien dans leur peau et à l'aise dans leurs baskets. Les cons !
« …Et puis soudain les jeux sont faits, rien ne va plus. Alors, un beau jour on entend dire : - Vous savez… Gontran, je viens de le revoir. Il est fichu. Ne fais donc pas le malin. Tu vas mourir, ça n'avait rien de si comique. Tu t'efforces de plaisanter pour cacher ta peur, mais ta voix tremble et ton pseudo-poème est affreux. » Heureusement, poursuit André, « la mort met des gants fourrés pour nous prendre. » Acceptons-en l'augure même si le grand auteur peut être contredit par la femme tronçonnée dans ses deux valises flottant au fil de l'eau (France 3 comme chaque soir, adore ce genre d'ouverture à son Journal national. Vomitus vesperalis !).
À défaut de poème ou de fait divers, l'humour noir ou gris perle, c'est plus gai. Et cette page de François Nourissier qui m'a touché, pathétique et lucide, pathétique parce que lucide. Si le pauvre vieux savait que j'ai trouvé son livre sur le trottoir, à Garches, au milieu d'une pile de bouquins livrés à la décharge. Dire qu'autrefois, on n'osait pas jeter le moindre quignon ! Aujourd'hui, les bourgeois friqués de l'Ouest parisien livrent leur nrf à l'asphalte, sans doute à l'attention des éboueurs analphabètes ! En tout cas, cette macabre coïncidence : Nourrissier a intitulé son chapitre : « Ouste ! » Il ne parlait pas alors de son œuvre bradée mais de lui-même, le vieil écrivain barbu qui, huit ans plus tard, n'en finit pas de s'en aller…
Post-scriptum. J'écris ces mots un dimanche de juin, matin frisquet et solitaire. Sur la table basse du salon, un napperon de pétales… Cette nuit, les roses sont mortes, sans faire les malignes ni protester. (Les plantes sont sages et pudiques.) Et, derrière la croisée, un merle s'égosille tandis que de fringants cyclistes à la fesse rebondie s'encouragent de la voix.
Alors ? Que croire ? Qui croire ?
Croire encore à chaque aube… une de plus en moins…
On a longtemps le temps devant soi. Un long temps. Le plus beau livre reste à écrire, la plus grande passion à vivre. On occupe sa juste place. Dans les sommaires, les dîners, les polémiques, les cœurs. On est au courant des choses par osmose, imprégnation. On est. Sûr de son fait, percheron aux lourds paturons, plumitif à la plume sereine. On est là depuis toujours, pour toujours.
Le premier ébranlement a été insensible, un glissement, plutôt, imperceptible, mobilité d'une voiture au frein mal serré, d'un endormi qui glisse de l'oreiller. Des oublis, des silences. Un soudain irrespect, pas même : de l'inattention qu'on essuie sans y croire. Etait-on à ce point habitué à la déférence, que son contraire ou son défaut nous offusque ? D'abord diffuse, l'impression se précise : on en a marre – qui ? – de recueillir votre opinion, de considérer votre jugement. Des immortels de trente ans piaffent et ricanent. Va falloir songer à décaniller. Les jeunes gens parlent de plus en plus bas, de plus en plus vite, de sorte que j'ai bientôt, installé sur mon visage, un air de somnolence béate, d'incompréhension bienveillante. Exhalez vos souffles : nulle buée n'opacifie ma vitre.
Il y aura bientôt un demi-siècle que je noircis du papier et transforme cet acte frivole en acte public. Trente ans que je plastronne. Il y en a sans doute marre. Je ne me sens pas la nature vigoureuse au point de jouer l'opéra de la longévité mauriacienne : « Accablé d'honneurs – et de quels honneurs !… » Il soufflait cela dans un râle émerveillé. Même à la lecture on entendait agoniser la vieille sublime coquette. Il faut être un grand fauve pour chanter cet air-là. Je me sens plutôt dans la peau du dernier client qui tarde à demander l'addition alors qu'on a déjà renversé, là-bas, dans le fond, les chaises sur les tables. Aragon m'a fait le coup plusieurs fois. Je passais le prendre aux Lettres françaises et nous allions déjeuner chez un gargotier du coin, ni bon ni mauvais : Louis n'était pas fine gueule. Au moment du fromage, il sortait de sa serviette une liasse de papiers et la lecture commençait. Voix sourde, d'abord, et les voisins interloqués tendaient l'oreille. L'œil gris se relevait parfois, vif, inquisiteur, mesurant l'effet produit, la qualité d'attention. Nonobstant la vieille souveraineté surréaliste sur les arrière-salles de bistrots de la Rive droite, peu à peu le restaurant se vidait : on ne respectait plus rien ni personne. On desservait les tables. La voix avait enflé avec un vibrato théâtral, une voix de nez et d'âme, cherchant le ton tragique ou le sarcasme, n'en finissant plus de détailler strophes ou paragraphes cependant qu'un serveur, mélancolique, soupirait, appuyé sur son balai.J'ai beau lever l'œil par surprise, je ne croise plus beaucoup de regards. La sortie des artistes c'est ailleurs, une autre porte, derrière le bâtiment.
Les plus proches nous donnent les premiers le sentiment de notre soudaine fragilité. « On les raccroche quand, les gants ? » Un de mes fils a l'œil fixé sur la courbe des âges comme il l'aurait, assis à côté d'un chauffard, sur le compteur de vitesse. « Ça ne te tente pas, un peu de repos ?… » Il surveille ma démarche, mon élocution, mon souffle, ma vivacité. Quand il repère une défaillance, il paraît redécouvrir un vieux forfait bien enterré, il prend un air rêveur, souriant – non, je cherche la formule juste : indulgent. C'est cela. Il ne m'en veut pas de m'obstiner à survivre. De n'avoir pas su calculer mes annuités, mes prestations, ni prévoir la date de mon départ. Comment disait-il cela, le chtimi, le gros Premier ministre offert par Mitterrand à la France en 1981 ? – « Partez en retraite la tête haute ! » Il parlait aussi de la « France des châteaux ». On croit rêver. Il faut parfois se cramponner à quelques émotions pour supporter d'en être, « le vieux pays ».
Vous ne comprenez pas qu'on vous a assez vu ? Quarante huit ans et des poussières que vous saluez les styles capricants, les ferveurs inquiètes, la fidélité aux disciplines classiques. Marre, on vous dit ! Vous avez fait votre temps. On vous a applaudi – vous vous rappelez ? –, on vous a un peu malmené, juste assez pour que vous vous sentiez vivant. Mais maintenant, c'est assez joué, cassez-vous. Du balai, du vent, ouste ! Si vous faites vite, on vous regrettera peut-être.
François Nourissier, À défaut de génie, Gallimard, 2000