Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Mercredi 27 août 1919

Pendant la nuit, il est tombé des hallebardes. Mais ce matin, il faisait à nouveau beau et le soleil a brillé toute la journée. Je me suis diverti à de petits riens – classement de cartes postales et numérotation de mes chroniques – et ces occupations furent suffisantes pour m'empêcher de m'ennuyer, de « penser » devrais-je écrire.

En fait, en remuant toutes ces cartes, j'ai aussi remué des souvenirs. Paris ! L'arc de triomphe, l'allée du bois de Boulogne, la place de la Bastille, la gare de Lyon… Il ne manque que mon boulevard Pereire qui est rarement photographié. La capitale si maussade sans Claudine, si séduisante avec elle ! Ce serait vraiment terrible si, à la prochaine rentrée, plus rien ne m'attirait à Paris !

Ce soir, contrairement à ma résolution prise la veille, je suis remonté aux Tilleuls, emportant soit-disant « pour la dernière fois » la cocarde tricolore, souvenir d'une fête nationale tellement enivrante. Je ne parle pas de la Patrie en fête, mais de deux cœurs si touchants de naïveté. Cette cocarde n'est aujourd'hui qu'une fleur fanée que je conserve allez savoir pourquoi et que j'ai ce soir emportée, comme une relique ou un dérisoire porte-bonheur. Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? Je me suis rendu compte, en caressant cet objet naguère si clinquant, aujourd'hui si fade et néanmoins doux encore au toucher, que malheureusement j'aimais toujours… pire, j'ai convenu en palpant cette pauvre chose décolorée et flapie que j'aimais surtout me rendre malheureux ! Alors, épouvanté, j'ai passé en revue tous les noms féminins qui seraient capables en octobre de me délivrer de mon délire. Seule une inconnue, déjà un peu trop âgée pour moi, la distinguée Madame de V*** fut un hypothétique rayon d'espoir. Et, chose étrange, cette nuit, sur le matin, c'est ce visage quasi inconnu qui a traversé mon rêve ! Femme, que me veux-tu ?


Jeudi 28 août 1919. El desdichado !

J'attends avec impatience le moment de monter, comme chaque été, à Bonlieu. J'ai écrit à Pierre Delaborde pour le prévenir que je ne pourrai me rendre au chalet avant lundi prochain.

Aujourd'hui, j'ai de nouveau tué le temps comme je pouvais, allant faire un tour au bois ou jouant longuement du piano. J'aimerais tant pouvoir interpréter la Fantaisie de Schubert, magnifique partition pour quatre mains qu'il écrivit quelques semaines avant sa mort. Malheureusement, personne ici n'apprécie cette musique, pas même Mère qui serait bien la seule à être capable de la jouer avec moi. « C'est une musique trop sauvage ! » proteste-t-elle. J'aimerais lui expliquer qu'il y a bien de la douleur sous les notes de Frantz, surtout dans le premier mouvement, mais c'est le souffle même d'un espoir, un irrésistible élan, fût-il désespéré. Les chants désespérés etc. Je doute que Mère comprenne ce genre de subtilité. Tant pis pour les quatre mains ! Je joue donc successivement chacune des parties mais c'est bancal, et j'ai beau songer à la belle dédicataire, demoiselle Esterhazy, le charme n'opère qu'à demi. Il faudrait une telle imagination musicale pour rendre complète l'harmonie ainsi fracturée ! Mais l'âme y est, mon âme, mon émotion, parfois jusqu'aux larmes : je me sens une telle affinité avec ce compositeur. Ne suis-je pas moi aussi Paul l'écorché vif ? El desdichado !

Plein de rêverie sentimentale, songeant à ma sirène et au luth constellé, j'ai erré dans les prés en interrogeant les marguerites sur mes amours à venir. Telles sont les inepties auxquelles me pousse l'inaction ! Autre inconvénient : le vent du sud, qui a soufflé avec violence toute la journée, a provoqué un ébranlement des nerfs très déprimant. Je me sens ce soir apathique et ma nuit risque d'être douloureuse.


Vendredi 29 août 1919. Feu Lily

Cette journée s'annonçait calme, après une nuit correcte malgré mes appréhensions de la veille. Elle fut, par chance et par malheur en même temps, marquée par un événement impromptu. Tout s'est passé durant l'après-midi, après une matinée monotone consacrée au rangement de ma chambre avant mon départ pour la montagne.

Sur le coup de quatre heures, alors que je mettais au propre une de mes chroniques, Mère est montée dans ma chambre m'avertir que nous avions une visite inopinée : les Klotz ! Profondément troublé de me retrouver, après trois ans d'absence, face à face avec quelques-unes de ces Klotz – dont faisait partie une chère amie que je n'ai plus le droit d'aimer hélas ! , je me suis changé pour être plus présentable. Je n'avais pas l'intention de séduire, juste faire bonne figure. Je mis mon costume des grandes occasions, celui de St-Loup, puis je suis entré vaillamment au salon. Je crus que mes jambes allaient se dérober sous moi !

Madame Klotz trônait entre Gertrude, dite Tude et celle que tout le monde appelle Taton, la jeune sœur de Lily. La mère me parut avoir une mine superbe et presque rajeunie, en tout cas d'allure plus mondaine (presque cossue) qu'en 1916 ou 1917. Elle a fait la même impression à Mère. Quant à Tude, ce n'était bien sûr plus une maigre fillette, si souvent effrontée, mais une grande jeune fille plate, bizarrement drapée d'un ample vêtement à raies noires et casquée d'un immense chapeau de paille biscornu. Quelle apparition digne de Longchamp ! Décidément, si ces Klotz se mettent à devenir élégants, où ira-t-on ! J'observai plus longuement la déesse tandis que nos mères accaparaient la conversation, ce qui arrangeait plutôt la jeunesse. Tude est donc plus formée et plus enveloppée que jadis, guère plus belle hélas car elle exhibe toujours les grosses meules de sa dentition. La pauvre, qu'y peut-elle ? C'est dommage, car cette particularité des mâchoires lui donne un air viroïde peu assorti à son extravagante tenue. Sentit-elle mon regard critique ? Elle se montra en tout cas fort réservée, presque rougissante, ce qui ne fit qu'accentuer la blancheur de son sourire prognathe. J'étais moi-même très intimidé. Que lui dire ? Qu'elle avait bien changé ? Qu'elle était ravissante ? Que j'étais ébloui de la revoir ainsi harnachée ? Je préférai afficher un sourire niais mais plein d'affabilité. Bref, nous ne nous sommes rien dit, à peine trois mots lorsque Mère et moi raccompagnâmes nos invitées jusqu'à la grille.Quant à Taton, j'ai oublié de noter qu'elle n'apparut qu'un instant au salon, préférant aller jouer dehors avec Geneviève. Elles ont toutes deux dans les quatorze ans. Je l'ai intimidée elle aussi tandis qu'elle m'intimidait en retour. Décidément, la belle romance ! Elle non plus n'est pas restée la fillette polissonne qui riait à gorge déployée des chutes de son papa dans les ornières boueuses de la forêt de Joux, tout en me traitant cavalièrement de grand frère ! Elle a grandi et embelli, davantage jeune fille que ma sœur. Mais elle a acquis avec les années une sorte de gravité, un certain air de famille attendrissant mais un tantinet préoccupant : en plus accentuée, cette expression de tristesse neurasthénique qui n'existait pas chez Lily, ou seulement par intermittences. Du coup, je me suis intéressé à « la pitchoune », comme je l'appelais alors et que je dédaignais. J'ai engagé la conversation qui a pris un tour inattendu et vite déplaisant : Taton m'a aussitôt parlé de son aînée, du « jeune ménage », de son beau-frère si gentil etc. Tude me considérait du coin de l'œil. Je n'ai pu y tenir : j'ai changé brutalement de conversation. Lorsque je saluai la grande pitchoune près de la grille, je fus à peine surpris de prendre dans ma main une menotte absolument anémique, sans muscles, une chose morte et presque froide. J'en fus bouleversé.

Quand toutes ces dames furent parties, je m'aperçus que les années écoulées étaient bien mortes, car ces Klotz – toutes pareilles à elles-même évidemment par les traits – n'avaient plus les mêmes âmes, pas plus que la mienne n'était demeurée contemporaine de Lily et de sa ferveur défunte. La chanceuse était donc casée et son bonheur assuré ! Une telle promotion n'était pas pour me plaire. Lily mariée ! Cette nouvelle m'irrita et je décidai de réagir pour ne pas sombrer dans quelque nouvel épisode cafardeux. J'avais appris par Tude qu'il y aurait tennis à Persanges. Après avoir longtemps hésité, par appréhension de retrouver toute la bande (dont la calamiteuse Fernande), je me décidai néanmoins à monter au château, peu après 6 heures. Je fus heureux d'y retrouver Guise Klotz, qui n'avait pas tenu à accompagner la smala à Montclairgeau, ainsi qu'une jeune fille plutôt pimpante, de l'âge de Lolo de Catelin. J'ai pensé que ce devait être elle, la fameuse Mademoiselle de Larmina que tout le monde, l'été dernier, appelait « la jolie poupée ». Mais personne ne daigna me la présenter et on ne fit pas attention à moi.J'ai joué ni bien ni mal, je dirai sans conviction. Je me mesurais à des adversaires trop forts, entre autres l'ex-capitaine de Beaufort qui s'engagea néanmoins à m'aider à progresser (je crois qu'il en pince pour Cécile). D'ailleurs, celle-ci s'est souvent moquée de mes maladresses, devant « la jolie poupée », ce qui m'a beaucoup affecté. Bref, j'ai perdu mes trois parties.Je suis rentré tout à l'heure de nouveau très énervé. Etait-ce le vent du sud ? Mes pitoyables résultats au tennis ? Mon ennui chronique reprenant le dessus ? Le vide de sentiments après ces fades rencontres féminines? Toutes ces raisons conjuguées font que je me sens ce soir déprimé. Vivement la semaine prochaine que je monte à Bonlieu ! Pour détourner le cours de mes idées noires, je me suis réfugié dans la lecture. Rien de tel. Des deux romans que j'ai sélectionnés dans la bibliothèque du bas, j'ai dévoré l'un en entier avant de m'endormir : « Une invasion de Macrobes » d'André Couvreur. Ces pages m'ont tonifié : c'est une histoire curieuse, à la fois fantastique et scientifique, digne d'un roman de Wells. Et avant d'éteindre la lumière, après avoir rédigé ma chronique, je ne pourrai m'empêcher de réciter le poème qui m'est cher et qui m'a durant ces deux jours imprégné. Je le sais par expérience, pas sûr que ce soit une bonne idée car mes rêves peuvent s'en émouvoir, et ma mélancolie se réveiller. Mais puis-je, moi l'inconsolé, m'interdire de murmurer dans la pénombre des vers si mélodieux, quand je songe à ma Lily et à son charme suranné ?

Dans la nuit du Tombeau, toi qui m'as consolé
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.



A SUIVRE