OBJETS POÉTIQUES
Par Michel Bellin le jeudi 12 juin 2008, 08:21 - Lien permanent
Ludovic, mon fils cadet, lui qui ne lit jamais et s'honore de ne posséder aucun objet en papier chez lui, me fait hier cet étrange aveu : en fait, il écrit depuis longtemps, en cachette, des poèmes à lui, rien que pour lui. Il vient de me faire lire ses étonnants « Petits pas dans un songe » et il est fier, lui qui se dit inculte et amateur, d'avoir dégotté comme un grand ce « soleil noir qui lui plaît tant. Je lui explique qu'il y a d'autres oxymores chez Rimbaud (les azurs verts), Boileau (Hâtez-vous lentement), Corneille (Cette obscure clarté qui tombe des étoiles)… et même chez son looser de père parfois ulcéré de bonheur ! Le fiston m'avoue alors qu'il se remet en fait à la lecture, sur les conseils d'un de ses professeurs aux Beaux Arts, et qu'il a attaqué par Francis Ponge. Et le bonhomme lui plaît ! À mon tour d'être perplexe – à ma grande honte : mais qui est ce Ponge-là ? J'ai donc fureté ici et là et j'ai ramené dans mon filet ces quelques définitions qui m'ont enchanté.
Moralité : le monde est si vaste et notre esprit si exigu qu'on navigue sans cesse d'ignorance en incompétence. Et aussi cet aphorisme de mon crû : si jeunesse pouvait, si vieillesse savait.
Merci Loulou !
Moralité : le monde est si vaste et notre esprit si exigu qu'on navigue sans cesse d'ignorance en incompétence. Et aussi cet aphorisme de mon crû : si jeunesse pouvait, si vieillesse savait.
Merci Loulou !
La bougie
La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d'ombre.
Sa feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très noir.
Les papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute, qui vaporise les bois. Mais brûlés aussitôt ou vannés dans la bagarre, tous frémissent aux bords d'une frénésie voisine de la stupeur.
Cependant la bougie, par le vacillement des clartés sur le livre au brusque dégagement des fumées originales encourage le lecteur, - puis s'incline sur son assiette et se noie dans son aliment.
Francis Ponge, Le parti pris des choses, Gallimard, 1942
Le cageot
A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.
(F. Ponge, idem)
Le mimosa
Sur fond d'azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d'histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa.
Mais ce n'est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire…
Un caractère d'une naïve gloriole, vite découragé.
Chaque grain n'est aucunement lisse, mais formé de poils soyeux, un astre si l'on veut, étoilé au maximum.
Les feuilles ont l'air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d'elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d'autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il ya quelque chose actuellement vulgaire dans l'idée du mimosa ; c'est une fleur qui vient d'être vulgarisée.
… Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima.
F. Ponge, La Rage de l'expression, 1952
L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
F. Ponge, Le Parti pris des choses, 1942
Le verre d'eau
Le mot VERRE D'EAU serait en quelque sorte adéquat à l'objet qu'il désigne… Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j'aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre, l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre […]
(F. Ponge, Le Grand Recueil)