Nous nous amusions le long du jour d'accomplir les divers actes de notre vie comme une danse, à la manière des gymnastes parfaits dont le propos serait de ne rien faire que d'harmonieux et de rythmé. Sur un rythme étudié, Marc allait chercher de l'eau à la pompe, pompait et remontait le seau. Nous connaissions tous les mouvements qu'il fallait pour quérir un flacon dans la cave, le déboucher, le boire ; nous les avions décomposés. Nous trinquions en cadence. Nous inventâmes aussi des pas pour se tirer d'affaire dans les circonstances difficiles de la vie ; d'autres pour accuser les troubles intimes ; d'autres pour les dissimuler. Il y avait le passepied des condoléances, et celui des congratulations. Il y avait le rigodon du fol espoir et le menuet dit : des légitimes aspirations. Il y avait, comme dans les ballets célèbres, le pas de la bisbille, le pas de la brouille et celui de la réconciliation. Nous excellions dans les mouvements d'ensemble ; mais le pas du parfait copain se dansait seul. Le plus amusant que nous avions inventé était celui de la descente vers le bain, ensemble, le long de la grande prairie : c'était un mouvement très rapide, car on voulait arriver en sueur ; il se faisait par bonds et la pente du pré favorisait nos enjambées énormes, une main tendue en avant comme ceux qui courent après le tramway, et soutenant de l'autre le flottant peignoir qui nous couvrait on arrivait à l'eau tout essoufflé et nous plongions aussitôt avec de grands rires, en récitant du Mallarmé.

Mais tout cela, direz-vous, pour être lyrique manquait un peu de laisser-aller… Ah ! j'oubliais : nous avions aussi l'entrechat subit de la spontanéité.

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Du jour où je parvins à me persuader que je n'avais pas besoin d'être heureux, commença d'habiter en moi le bonheur ; oui, du jour où je me persuadai que je n'avais besoin de rien pour être heureux. Il semblait, après avoir donné le coup de pioche à l'égoïsme, que j'avais fait jaillir aussitôt de mon cœur une telle abondance de joie que j'en pusse abreuver tous les autres. Je compris que le meilleur enseignement est d'exemple. J'assumai mon bonheur comme une vocation.

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J'écris pour qu'un adolescent, plus tard pareil à celui que j'étais à seize ans, mais plus libre, plus accompli, trouve ici réponse à son interrogation palpitante. Mais quelle sera sa question ?
Je n'ai pas grand contact avec l'époque et les jeux de mes contemporains ne m'ont jamais beaucoup diverti. Je me penche par-delà le présent. Je passe outre. Je pressens un temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui nous paraît vital aujourd'hui.
Je rêve à de nouvelles harmonies. Un art des mots, plus subtil et plus franc ; sans rhétorique ; et qui ne cherche à rien prouver.Ah ! qui délivrera mon esprit des lourdes chaînes de la logique ? Ma plus sincère émotion, dès que je l'exprime, est faussée.
Le vie peut être plus belle que ne la consentent les hommes. La sagesse n'est pas dans la raison, mais dans l'amour. Ah ! j'ai vécu trop prudemment jusqu'à ce jour. Il faut être sans lois pour écarter ici la loi nouvelle. Ô délivrance ! Ô liberté ! Jusqu'où mon désir peut s'étendre, là j'irai. Ô toi que j'aime, viens avec moi, je te porterai jusque là ; que tu puisses plus loin encore.
J'ai compris à présent que, permanent à tout ce qui passe, Dieu n'habite pas l'objet, mais l'amour ; et je sais à présent goûter la quiète éternité dans l'instant.

André GIDE, Les nouvelles nourritures (1935), Gallimard, Folio.