Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Vendredi 22 août 1919. Départ repoussé. Pêche à Mézières

Cette journée est à ranger dans les jours calmes. On ne peut, même en vacances, à la fois battre la campagne et s'enivrer des charmes citadins ! Une grosse émotion néanmoins ce matin : étant allé à la gare pour me renseigner sur les horaires du départ, quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre, de la bouche même du chef de gare, que notre voyage était bien compromis. Jacques Toumy m'accompagnait car nous avions prévu d'aller ensuite faire un tour à vélos. Le préposé, à peine aimable, était formel : « Les billets aller et retour délivrés pour l'Assomption, exceptionnellement valables du 11 au 21 août, ne peuvent en aucune façon être prolongés. » Nos coupons de retour ne valaient donc plus rien ! Consternation. Je décidai d'aller prévenir Mère immédiatement et je dus prendre congé du gros Jacques, pressé de rentrer. Je l'ai ensuite regretté car il eût fait bon cravacher nos coursiers à cette heure-là.

A la maison, un accès de fièvre s'empara de chacun : Mère épluchait les billets, Bon Papa se plongea quant à lui dans les derniers Indicateurs du P.L.M. Nulle part une restriction de ce genre, bien au contraire les indications imprimées noir sur blanc nous donnaient formellement le droit de prolonger la validité de nos coupons. Forts de ce fait, Mère et Bon Papa partirent sur-le-champ en délégation jusqu'à la gare de St Loup. L'accueil fut plutôt frais, à ce qu'on m'a raconté, le préposé étant catégorique et sûr de son fait. Mère, sans se démonter, mais avec cette fermeté de voix si bien accordée à sa haute stature, exigea de consulter le livre de règlements. Le fonctionnaire s'y opposa d'abord et sa courte moustache taillée en brosse, m'a-t-on raconté, frémissait d'indignation d'une manière tout à fait ridicule. Au bout d'un moment, tout de même ébranlé par l'assurance de voyageurs apparemment bien informés, et après une comédie assez pitoyable destinée, mais en vain, à sauver son amour-propre professionnel aussi bien que sa morgue obtuse, le petit chef de gare une étoile s'inclina : nous avions bel et bien droit à la prolongation. Donc acte. Ceci posé, il fut décidé d'un commun accord que nous ne quitterions St Loup que le 25.Après le contre-temps du matin, nous avions décidé de nous retrouver avec ma cousine Louise pour une partie de pêche à l'écrevisse. Comme à l'ordinaire, tous nos efforts furent vains et désordonnés. Nous avions beau soulever les pierres dans un ruisseau aux eaux douteuses, pas la moindre bestiole et le soleil commençait à taper. Le cœur n'y était pas vraiment. Devant le peu de succès de l'opération – ce dont je n'avais d'ailleurs jamais douté – nous battîmes en retraite jusqu'à la maison. Cousine Toumy arborait toujours cette horrible jupe bleu-ciel (à croire qu'elle n'a que celle-ci), ça et là maculée d'eau boueuse. J'avoue avoir été choqué par ce laisser-aller inesthétique, surtout chez une dame, même si elle se prétend moderne et en simple villégiature à la campagne.

Second plan de bataille : partir « pécher sérieusement » dans la Dheune. Les souvenirs que j'en avais ne me confortaient guère pour cette expédition et je croyais avoir déjà pris une ferme résolution à ce sujet. Mais bon, les cousins étaient déterminés. J'écris « les cousins » car Jacques, toujours aussi collant souhaita nous accompagner ainsi que le jeune François. Il mit d'ailleurs le comble à mon exaspération car, au cours de cette partie de pêche aussi piteuse que la précédente, Jacquot me joua (mais dans quel dessein ?) une grotesque comédie. Il se dévoila en fait à moi sous son véritable jour en perdant le peu de sympathie qu'il s'était acquis de ma part. C'est ainsi qu'il passait son temps à jeter des pierres dans l'eau, riait niaisement des éclaboussures ainsi provoquées, cinglait avec un jonc les mollets du jeune François, se piquait aussi de faire de l'esprit à bon marché consistant en calembours et en piteuses contrepèteries, le tout assorti de chansons (chantées faux comme il se doit) et émaillé du vocable cher à Cambronne, dans le genre flottard de Stanislas, la tradition en moins. Pas étonnant que les poissons, terrorisés par un tel débraillé, se soient tenus prudemment au fond. Nous ne prîmes donc rien, on pouvait s'en douter… Par contre, dans le recoin reculé où je m'étais préservé – un coin délicieux ombragé par un énorme saule – du fretin finit par mordre. Mais pas moyen d'enferrer les drôles ! Estimant que cela tenait à la grosseur de mon hameçon, je me promis de revenir seul le lendemain en ce lieu, après avoir remplacé mon matériel défaillant.

Ce n'est qu'après six heures que je fus enfin délivré de Maizière et des cousins Toumy. De retour à St Loup, pas un chat : toute la maisonnée avait pris la clé des champs pour une promenade vespérale. Sur les indications de Marinette, je bondis sur Rossinante et retrouvai tout mon petit monde au-delà de la voie ferrée, dans le hameau du Bout d'Amont. Nous en fîmes le tour en devisant ou commentant, admirant de-ci de-là quelques masures de paysans, avec leurs courettes, leurs toits bossus et fort allongés. Une des dernières machines à battre venait de cesser sa chanson dans St Loup tandis que la lumière déclinait sur les rives de la Dheune.

Nous avons dîné ce soir assez tard, vers les huit heures. De retour dans ma chambre, j'ai longtemps flemmardé sur mon lit, plongé dans un bon roman, le Clovis Gosselin d'Alphonse Karr et c'est ce héros romantique qui me fermera les paupières après la rédaction de la présente chronique.


Samedi 23 août 1919. Après une nuit d'épouvante, la visite réussie de l'Hôtel-dieu de BeauneJe dois reprendre mon Journal là où je l'avais laissé, c'est-à-dire hier soir, tard dans la nuit. Une mésaventure dont je ne tire aucune fierté mais qui m'a fort perturbé. J'étais donc au lit avec Clovis lorsque soudain… J'eus la sensation oblique qu'à la limite de mon champ de vision, c'est-à-dire sur ma gauche, bien visible sur le parquet éclairé par la lampe, se profilait devant la porte une ombre furtive si caractéristique. Je crus tout d'abord, en ramenant prudemment le drap contre mon menton, que c'était une souris ou un mulot, mais ce fut pire, l'une des alternatives que je redoute tant dans cette campagne perdue : une énorme araignée venant de la terrasse et qui, avec la prestesse saccadée de ses horribles pattes velues, courait s'embusquer sous l'armoire. Il n'y a en effet que deux classes d'insectes qui provoquent en moi cet effet de dégoût et de terreur absolue : les myriapodes et les araignées. Et bien sûr, ma répulsion croît avec la taille de l'animal. Une telle horreur (et je ne parle ni des chauves-souris ni des lombrics, tout aussi dégoûtants mais moins directement menaçants), une telle difformité naturelle, dis-je, prouve bien selon moi – et quoi qu'en pense Poto – l'inexistence de Dieu, du moins Sa perfection prise en (léger) défaut vus les brouillons pas tout à fait aboutis que le Créateur, tout divin qu'il fût, a dû ébaucher. Mais l'heure hier soir n'était pas à la théologie, encore moins au blasphème, plutôt à la contre-attaque, sans toutefois prise de risques inutile : battant en vain les abords de l'armoire, donnant à l'aveuglette de furieux coups de décimètre sous le meuble, je ne pus déloger la monstresse. Et Il était déjà minuit et demi ! Impossible de me résoudre à m'abandonner au sommeil alors que l'intruse vindicative n'attendait que cet instant pour… Ce n'est que vers une heure du matin, peut-être deux, que je me résignai à éteindre la lampe. J'imaginais le pire et, pour faire diversion je tâchais d'accrocher mon esprit aux images les plus rassurantes, les plus ingénues ou les plus banales. Même les facéties grossières de Jacques Toumy ne me furent d'aucun secours en une telle adversité. Je m'en voulais bien sûr de ma couardise : à bientôt vingt ans ! Mais que peut-on devant de telles phobies où l'intelligence humaine la plus aiguisée est battue en brèche par un arachnide sournois et mal élevé ? Entortillé dans mon drap, dérisoire armure, je peinais à m'endormir. Le sommeil s'abattit enfin mais il fut lourd et agité et ce matin au réveil, j'ai été vaseux et tout somnolent, la tête ceinte d'une horrible migraine.

Ce n'est donc que fort tard que je fus prêt pour la pêche, il était aux environs de 10h 30. Eu égard pour ma céphalée, Mère avait demandé aux petites d'être moins bruyantes et la bonne fut pleine d'attentions pour moi. Mais ce n'est guère mon genre de m'apitoyer sur mon sort et j'étais bien résolu à réagir et à me ressaisir, tout en décidant de parer au plus pressé : je priai Marinette de faire ma chambre à fond, en veillant particulièrement au parquet et au-dessous des meubles encombrés de gros chatons de poussière. Elle en fut aussi interloquée que dubitative mais je ne pris pas le temps de répondre à son regard outragé : déjà je m'enfuyais vers la Dheune, plein de pensées sanguinaires contre les petits poissons. Je m'arrêtai d'abord au village pour acheter de menus hameçons puis gagnai Maizière sur ma bicyclette. Après le passage à niveau du chemin de fer de Beaune, je coupai à travers champs, en longeant le château, jusqu'à l'endroit idyllique où je m'étais hier embusqué, près du gros saule.Là, malgré mes nouveaux hameçons, de nouveau pas moyen d'enferrer ces maudits poissons qui mordaient pourtant à mes appâts et semblaient se jouer de moi avec autant d'impertinence que de célérité. Je commençai à perdre mon sang froid si bien que soudain – catastrophe ! - , lançant ma ligne à la volée, je ne pris pas garde aux fils électriques très bas à cet endroit. Mon fil s'y accrocha et le bout de ma perche déjà endommagé cassa net. Avec grand peine et courant le risque de recevoir une décharge fatale, je pus récupérer mon hameçon et mon crin ainsi accrochés. Cette mésaventure me dégoûta tout à fait et je décidai de repartir pour Beaune tout de suite après déjeuner. Je n'avais en effet pas pu tout visiter et, en, début d'après-midi, comme on me l'avait signifié de manière peu amène, la visite des Hospices serait possible. Etrange entêtement, direz-vous, mais je suis ainsi fait : je ne supporte pas qu'on me résiste, ni les alevins ni les gardiens malpolis. Me voici donc de nouveau en selle malgré une chaleur accablante et un sentiment moins bucolique que l'avant-veille suite à mes déboires du matin. J'avais d'ailleurs laissé ma canne et mon attirail au pied du saule pour les récupérer à mon retour de ville.

Ce parcours fut assez malaisé et inconfortable. Abandonnant le trajet pittoresque qui m'avait tant enchanté jeudi, je fis l'aller par la grand route, sous un soleil implacable. Arrivé à Beaune vers trois heures, je me dirigeai immédiatement vers l'Hôtel-Dieu. Là, domptant ma timidité, j'entrai et demandai le concierge, le vrai cette fois. C'était un monsieur fort élégant pour la saison, et dans un style peu assorti à l'édifice (lavallière et pantalon blanc impeccable) et son élocution avait l'onctuosité d'un bedeau du 16ème. Il portait même des gants de pécari. En plein mois d'août ! Il m'invita aimablement à le suivre, ce que je fis en traversant la charmante et célèbre cour intérieure de l'Hôtel-Dieu.

Côté rue, s'offre d'abord la chapelle, vaisseau au toit d'ardoises bleutées orné d'une flèche très aérienne. La cour d'honneur est fermée par un grand bâtiment à deux ailes, comprenant une galerie basse et une galerie supérieure abritée par un toit flamand de belle proportion. Cette toiture si renommée est ornée d'arabesques en tuiles vernissées, jaunes, vertes, ou rouges, à la manière des anciens hôtels bourguignons, girandole d'écailles multicolores vraiment éblouissante sous le soleil ! Le tout, d'un cachet inexprimable, une telle fantaisie de couleurs et de grâces que j'en restai bouche bée. Mon sacristain haut de gamme semblait ravi par mon admiration, peut-être rare chez un touriste de mon âge. Il m'en fit la remarque, m'adressant un sourire mielleux et étrangement insistant. Je m'éloignai un peu, prétextant une nouvelle perspective. J'ai oublié de noter que, tout naturellement, girouettes, tourelles, grandes ou étroites fenêtres mansardées, colonnades de bois, tout concourt à cette délicieuse harmonie. La réputation de Beaune n'est vraiment pas surfaite, la cour d'honneur en constitue le fleuron, bref, il faut avoir découvert de visu pour comprendre et apprécier. C'est la Flandre, c'est Valenciennes, c'est Bruges ou plutôt Malines transplanté en Bourgogne ; et c'est bien en effet la pure vérité historique et non pas un hasard de l'art.

A la suite de l'élégant et obséquieux concierge, dont je finis de m'assurer la trouble bienveillance en me déclarant descendant du Docteur Morelot et parent de l'ex-sœur pharmacienne Léontine, j'entrai avec impatience dans le grand bâtiment flamand. Nous fûmes rejoints par deux autres visiteurs, un russe et une jeune et accorte guide française qui le pilotait. Nous empruntâmes tous les quatre, notre guide en tête, un long escalier tournant qui nous fit entrer, à l'étage, dans la vaste salle du Conseil d'administration de l'Hôpital. Un fort beau salon décoré, outre de meubles de style Henri IV et Louis XIII, de tableaux historiques représentant les grands Ducs de Bourgogne prédécesseurs de Charles le Téméraire et, bien sûr, le couple fondateur d'une si noble maison, le Chevalier Rolin en personne en costume noir assez étrange et sa femme, dame Guignonne portant haut le grand hennin immaculé qui s'est perpétué dans le costume des religieuses de l'hospice. Sur les murs, d'amples tapisseries mettaient en scène quelques sieurs bibliques fort célèbres mais les coloris ne me parurent ni aussi riches que ceux des Flandres ni aussi fins que les réputés Gobelins.

Quittant la salle du conseil, nous allâmes plus avant pour visiter la pharmacie et le laboratoire attenant où s'affairaient des novices que je pris malencontreusement pour des domestiques. Il est vrai que ce sont de futures servantes du Seigneur gardant, Dieu merci, au milieu des fioles et des onguents, le sens des réalités terrestres. Ces deux salles en effet sont fort curieuses puisqu'elles renferment, non plus des meubles ou des tapisseries, mais des pots très anciens, une incroyable collection de faïences pittoresques (dont deux spécimens sont à Montclairgeau, venant du célèbre grand-père), mortiers, alambics, balances datant d'un ou deux siècles et indispensables pour la fabrication de médications artisanales. Tout cet attirail plus ou moins hétéroclite, vaguement inquiétant, avait donc constitué le domaine et la propriété de l'ancêtre Morelot, célèbre inventeur du trépan, dit-on, si l'on en croit un de ses traités. Son portrait nous dévisageait et me fascina, tant par sa grosse tête chauve que par soin nez retroussé conférant au visage une allure peu auguste. Un autre tableau, d'un format encore plus impressionnant, représentait le même « grand-père Morelot » en pied, dans son officine, entouré d'un essaim d'aides pharmaciennes s'affairant à préparer pommades et drogues – tableau que je connaissais déjà par diverses reproductions tant à St Loup qu'à Montclairgeau. Tout cela était d'une netteté et d'une méticulosité remarquables, vaisselle et personnages, comme si quelque invisible formol avait parfaitement conservé ces reliques de l'Histoire sous la protection d'un immortel héros, regard profond et appendice goguenard.

J'en étais à cette impression mitigée, assez plaisante au demeurant, lorsque nous rejoignirent deux ecclésiastiques. Quel couple étrange ! On eût dit Bouvard et Pécuchet enjuponnés dans la Bresse. Nous apprîmes vite que l'un, curé du Doubs, était une personnalité très originale : grand, maigre, plat, portant au bout d'un long coup une étrange tête anguleuse, sans doute fort pleine, mais décharnée et pour tout dire ratiocineuse. L'autre était plus court, plus rondouillard, collant à son aîné comme à son jumeau. Son air était au contraire modeste, presque effacé, et il croisait ses doigts boudinés sur un ventre plutôt proéminent. Une semblable caractéristique réunissait ce couple d'ecclésiastiques : une soutane très lustrée, un peu trop courte, avec à certains endroits des marques d'humidité blanchie. Je me dis, avec une pensée d'irrespect qui me fit rougir et baisser les yeux, que ces saints apôtres avaient leurs auréoles, non derrière leurs chefs, mais sous les aisselles !

Les pauvres, ils avaient dû courir pour ne pas rater l'heure de la visite ! Ces deux êtres devinrent presque l'attraction de la visite tant leur émerveillement était naïvement ostentatoire et leurs commentaires envahissants, doctes avis pour le grand sec, hochements de tête et gloussements approbateurs pour le petit gros. C'est ainsi par exemple que devant des objets en lames d'osier, fort bien réalisés ma foi, le curé du Doubs tomba en bruyante extase. Puis, devant un devant d'autel en soie jaune (qui me laissa de glace) le saint échalas faillit palper l'étoffe tant son admiration n'avait pas de bornes mais notre guide l'en empêcha. Dans son sillage, l'autre abbé communiait au même ravissement. Notre cortège arriva enfin devant un triptyque de vues vénitiennes esquissées par un certain Zrein (ou Ziein ?), peintre beaunois moderne que j'ai trouvé parfaitement déplacé dans ce musée. Ce n'était qu'affreux barbouillage impressionniste. Guardi, Belloto et Canaletto en eussent frémi d'horreur ! Pour une fois, les curés se tenaient coi, l'œil rond, sans doute dépassés l'un et l'autre par cette moderne Révélation qui échappait à tous leurs canons habituels. Ils se rattrapèrent par contre à la vue du fameux triptyque en bois de Van der Weiden représentant le jugement dernier. Quelle merveille ! Quel effet dramatique impressionnant ! La scène terrible semble s'animer sous yeux tant la vigueur des coloris est criante, contrastant avec la nudité humble ou misérable des personnages peints en contrebas. Et que dire des postures, des physionomies, des convulsions alors que le maintien hiératique des élus impose le respect ! C'est vraiment une scène terrible : les morts, nus comme des vers, hommes et femmes mêlés, s'extraient d'énormes trous béants. Les uns s'en vont à la gauche du Christ, vers leur malédiction éternelle, les autres à la droite vers leur Salut, comme il est raconté dans les saints Evangiles. Spontanément, tous les regards convergent sur la gauche, vers le cratère du volcan où les réprouvés basculent la tête la première, tirés ou poussés par des démons grimaçants. Dans un premier temps, les damnés maudissent le Juge qui vient de prononcer la sentence : ils grimacent et grincent des dents puis, inquiets, épouvantés à mesure qu'ils approchent de l'horrible trou, après des mouvements désordonnés de recul, d'inutile révolte, de désespoir fou, ces malheureux glissent dans le feu éternel. Au bord du gouffre, les yeux exorbités, une démente contemple échevelée cette scène, prête déjà à basculer dans la géhenne.

Le concierge, qui semblait vouloir reprendre un ascendant, sortit alors de sa poche une loupe et nous pria d'examiner certains détails. Je ne me fis pas prier puisqu'il m'offrit en premier cet accessoire, semblant savourer le dépit des deux prêtres tandis que le Russe s'épongeait le front en roulant des gobilles incrédules. Qu'est-ce qu'un moujik peut comprendre à ces choses ? Quoi qu'il en soit, l'examen se révéla prodigieux : les personnages, jadis revêtus de robes de momies suite à une persistante pudeur monastique, ont été pour ainsi dire défroqués à un âge où Art et Raison ont enfin prévalu, c'est-à-dire il n'y a guère de temps. Et c'est justice car ces corps, ciselés par le pinceau de l'artiste, sont des merveilles de minutie et de réalisme. Les plis de la peau aux articulations, les jointures des doigts, les ridules des visages sont d'une vérité scrupuleuse. Les masques des damnés sont quant à eux d'un réalisme stupéfiant : les pupilles étincellent d'une vie singulière, l'hypocrisie se lit à livre ouvert dans la face des femmes livides (presque femelles tant la caractérisation est frappante). Quant aux hommes, tous les vices – singulièrement l'ire et la concupiscence – s'assemblent pour gonfler les joues et les bouches de traits charnus. Et bien évidemment, ce qui rajoute encore à la crudité rendue patente sous le verre grossissant, leurs faces sont mal rasées, les mentons hérissés de poils follets les rendant plus abjects. Ce détail naïf me fit sourire, tandis que l'un des bons pères, poussé par une curiosité toute esthétique, me tirait la manche d'impatience pour s'emparer de la loupe.

Les élus font pendant aux damnés, avec tout autant d'art, mais avec une force moindre, car si le pinceau et l'imagination ne sont hélas ! que trop capables de rendre la souffrance, le désespoir et le vice, par contre l'expression de l'extase et du bonheur (simple mots, expériences rarissimes) nous laissent le plus souvent froids, du moins démunis, presque timides ou désemparés. Van der Weiden semble en tout cas avoir ressenti ce dilemme : très à son aise avec les méchants, il m'est apparu plus appliqué, plus convenu dans la peinture des sanctifiés. Mais son art pallie amplement le manque d'expérience. J'eus le malheur d'énoncer à haute voix ce point de vue légèrement restrictif. Il n'en fallut pas davantage au Révérend Pécuchet pour réagir et me contredire, ce qui ne me vexa d'ailleurs pas, tant sa démonstration fut haute en couleurs. Avec son accent cocasse, il commença à décrire les sentiments des damnés comme il l'aurait fait au confessionnal ou en chaire pour le Mercredi des Cendres, avec une conviction inébranlable, une persuasion à toute épreuve, tentant de les convertir jusqu'au dernier instant, voulant à tout prix retenir sur le bord du cratère la brebis égarée déjà à demi grillée. Et l'abbé de leur prêter sa propre voix emphatique (encouragé par Bouvard le Rondouillard ratatiné de terreur), leur faisant des reproches, leur prêtant sa voix rocailleuse, imaginant les pires affres en se mettant dans la peau de l'un d'entre eux : « Ah ! Si j'avais su lorsque j'étais encore sur terre… Maintenant, plus d'échappatoire, nul salut, il me faut entrer tout vif dans les flammes de l'Enfer. Plus rien à tenter, nulle espérance, nulle clémence, il me faut pour toujours pénétrer dans ce trou d'où je ne sortirai plus, entrer et griller, grincer des dents pour toujours, pour toujours et à jamais, in saecula saeculorum !» Nous restions bouche bée car cette terreur si bien jouée, en digne émule de l'évêque de Meaux, était devenue contagieuse et nous tenait pétrifiés sous un charme maléfique, à défaut d'être authentiquement évangélique. C'est alors que le prêtre-conférencier, aussi sec que son verbe était gonflé, se redressant de toute sa stature, pointa un doigt tremblant vers la sainte cohorte. Là, entre béatitude éternelle et sérénité édénique, notre prédicateur improvisé ne se sentit plus d'aise. Le comble fut atteint quand il aperçut, en tête du cortège des élus, un moine nu comme l'enfant qui vient de naître. C'est ce cénobite, vaguement franciscain, qui le premier était reçu à la porte de la demeure éternelle ! Avant les princes et les papes ! Toujours ému, plus que jamais, le curé du Doubs se dédoublait, s'y voyait déjà, déjà il sautillait devant le porche du Paradis… J'ai pensé, souriant in petto, que s'il avait réellement pris la place et le costume du moine, c'eût été beaucoup moins esthétique que prophétique ! Heureusement, l'émotion finit par lui couper sec le sifflet. Notre petit groupe, à la fois soulagé et déçu, s'ébroua et put enfin reprendre la visite mais le charme était rompu : après la géhenne et les supplices barbares préparés de toute éternité par le Bon Dieu, notre déambulation touristique nous sembla plus fade, du moins à moi, toujours si avide d'émotions fortes et trop souvent frustré.

Encore un détail que je veux inscrire ici dans ma chronique : une des tapisseries révèle un détail symbolique fort intéressant. On y voit la femme du chevalier Rolin, avec l'inscription de ses armes : une tour et trois clés d'or surmontées d'une colombe. Le blason de son mari, le preux Nicolas, comporte quant à lui un heaume de chevalier et également trois clés. Ce fut le concierge endimanché qui nous donna la quatrième clé, celle de l'explication de cet oiseau (dieu merci, la fournaise de l'Apocalypse avait bel et bien asséché la science du curé) : cette colombe portant un rameau avec la devise « seulle » signifie qu'après la mort de son époux, pour se consacrer désormais à sa mémoire, sa veuve se retira dans l'Hospice qu'elle avait conjugalement fondé pour y être désormais « seule comme la colombe sur sa branche ». Il, suffisait d'y penser, n'est-ce pas ? Ce bel hommage à la fidélité et à l'implacable esseulement humain me plongea dans une mélancolie qui, fort heureusement, ne dura guère.

Notre guide me dit en effet que, si je le désirais, c'était le moment de rejoindre la chère sœur Léontine, ma parente, qui n'avait évidemment pas d'époux à honorer en se cloîtrant ici - étant vieille fille - mais y était fort utile et compétente en tant qu'ex-pharmacienne. Elle m'attendait, me dit-il, prévenue de ma visite à l'hospice par ses soins diligents. Le guide me précisa où la trouver. Je lui fus reconnaissant de son amabilité et un peu embarrassé car je sais qu'il y a toujours quelque chose à régler après la visite d'un musée. Je lui demandai donc, un peu lourdement, ce qu'il convenait de lui donner. Il me fit alors cette réponse qui me réconcilia avec son sourire en coin et ses pantalons trop blancs et qui, le soir même, allait faire le bonheur de la tribu de St Loup : « Mais rien bien sûr… puisque vous êtes de la famille ! »


[Suite de la visite la semaine prochaine]