Est-ce que écrire peut être un boulot ? Si oui comment obtenir ce boulot ?

Je nie pas la réalité. Je la trouve merdique mais je la nie pas je jure. Je sais qu'il faut travailler et que c'est comme ça le système. Si on fait pas ça, on nous donne pas les sous c'est la misère et en plus les autres nous trouvent nuls. Je sais qu'on doit travailler mais je sais aussi travailler c'est quoi. J'aime tellement pas ça que quand je le fais, je me mets à trouver la mort une solution pourquoi pas. Je me mets à croire que la vie est comme elle est tout simplement parce qu'il vaut tout de même mieux mourir malheureux que pas mourir du tout. J'aime rien au fond dans le travail. Je trouve ce qu'on fait sans intérêt la grande plupart du temps. Les horaires sont à chier. La hiérarchie est tirée au sort. La lèche est obligatoire, le mensonge constant. Il faut se payer en permanence les humeurs du chef, toujours singulièrement un crétin sans âme complètement abruti par le système. (Je pourrais exagérer encore quelques phrases mais je crois qu'on comprend l'idée.)

Pour me consacrer entièrement à mon travail, il faudrait que j'aie l'impression de faire du bien. Je voudrais me mettre en marche et faire du bien même si ça paraît très idiot. Malheureusement je trouve pas du tout de boulot dans ce domaine. Il faudrait que je le fasse bénévole et j'ai pas assez d'argent pour faire ça.

La société est cette chose informe et prétentieuse que l'homme a bâtie autour de lui et qu'il ose appeler civilisation (même aux Etats-Unis). Dans la société, on me demande tout le temps de l'argent et pourtant personne veut m'en donner et jamais on le laisse traîner. Quand j'ai eu dix-huit ans, je sais pas ce qui s'est passé au juste mais ça a été terrible à partir de ce moment tout ce qu'on s'est mis à me demander. A partir de là, personne a pu voulu me donner de l'argent à moins que je sois disponible, corvéable, travailleur, ponctuel, compétitif et lèche-cul ; en gros que je renonce à ma dignité et à l'essentiel de mon temps conscient. Il faut dire aussi que j'en faisais pas grand-chose, c'est peut-être pour ça.

La vie est séparée en trois tiers. Un tiers je dors. Un tiers je suis censé travailler. Et il me reste un tiers pour faire mes papiers, les courses et m'amuser un peu si possible. Le pari que je fais quand j'écris est qu'il existe une faille dans ce monde parfait. Mais quand même il faut pas rêver, écrire c'est collaborer, croire que le système fonctionne même si mal et lentement.

Je ne peux pas passer ma journée devant ma feuille à écrire des milliers de belles choses. Tout ça aucun sens. Effectivement quand je travaille comme un acharné, j'arrive bel et bien à écrire une page et demie. Et qui sait qui la lira ? Je suis qu'un noteur. Mais je peux être un bon noteur si on me donne une vie qui ressemble à une vie. A mon sens, écrire est ni la partie la plus importante ni la plus agréable dans le boulot d'écrivain. La question fondamentale à laquelle j'essaie de répondre est comment aider les autres humainement honnêtement tout en gagnant un peu d'argent. Il faut gagner sa vie. Il faut gagner ce truc avec lequel supposément on naît et qu'on reçoit tel un beau cadeau. Mais moi je suis pas très chanceux, je gagne jamais, c'est pour ça principalement que je joue pu.

C'est une chose que je sais, pour garder un boulot, il faut le faire comme il faut. Pourtant j'écris mal. Et quand je regarde les boulots ordinaires, ceux qu'il faut en plus se battre pour avoir, je vois rien de possible là-dedans pour moi. La plupart des gens ont une vie qui est pas une vie. Pour l'essentiel, ce qu'on a pour habitude d'appeler la vie active est en réalité la vie passive. A la place du sport, on nous donne des cigarettes, à la place de défis, des ordres et à celle de projets, des voyages aux Baléares.C'est là mon gros problème de conscience avec écrire. A cause de ma grande ambition (pour l'essentiel d'origine névrotique), ce boulot me pousse à m'imaginer mort et grandiose alors que je suis vivant et minable. Mon gros problème de conscience, c'est comment faire passer mon ambition (tout ce que j'ai de sérieux au fond) pour de l'art, c'est-à-dire quelque chose de noble ?L'ambition d'écrire est quelque chose qui existe et qui est même très important dans toute cette histoire qui a une queue et une tête. Pourtant je suis pas sûr de savoir ce qu'on décide de faire au juste quand on décide de faire ça. J'ai assez honte de dire ça mais un bon livre pour moi est un livre qui me dit que je suis bon, qu'il faut que je continue toutes mes niaiseries.

Je crois que je pourrais dire qu'en général, je doute pas réellement d'être une sorte d'auteur. Mais quand je dis que je ne doute pas tellement, je veux dire que je doute pas tellement souvent. La plupart du temps, je crois crédule. Ecrire n'est finalement pas beaucoup plus ridicule que le monde dans lequel je vis. Par contre, quand j'ai des doutes, je les ai à peu près tous. D'un coup sec. Et alors ça me plonge dans un abîme très creux. Evidemment si je ramène tout en terme de moyenne un peu comme en math, je doute beaucoup mais peu de fois, il est donc possible que je ne doute pas plus d'être écrivain qu'absolument n'importe qui. Ce dont je doute le plus, c'est plutôt d'arriver à convaincre quelqu'un d'autre que moi-même de tout ça. Quelqu'un de moins susceptible que moi de me croire.

Quand je regarde les choses en face (ce qui heureusement est assez rare), je dois avouer que je suis là et écris mais que tout ça au fond est mon gros bluff, ma grosse partie de poker. J'ai bien observé le monde et je peux être très lucide quand ça me prend. Ecrire est peut-être le seul boulot pour moi possible. Pourtant écrire est pas fondamentalement quelque chose que j'aime. Ce que j'aime, c'est avoir écrit. En plus, j'écris pas vraiment, tout ce que je fais, c'est postuler. Je postule pour ce boulot. Qu'on me laisse faire ça.

Il est probable que je pourrais être très heureux si j'écrivais pas. C'est peut-être aussi pour ça que j'écris.A première vue comme ça, je dirais qu'il y a deux gros problèmes avec les livres. Le premier problème est qu'il faut les vendre. Ce qui est pas très honnête je trouve. Mais on nous explique toujours qu'il faut faire comme ça à cause du monde comment c'est organisé. On a beau nier le monde, il s'en fout, il reste là pareil à lui-même, tout fier d'être comme il est. Et nous on est dedans quoi qu'on fasse. Ecrire est une partie du monde comme les autres parties.

Le deuxième problème avec les livres est qu'il faut les écrire. Ce qui est vraiment le plus gênant. Moi personnellement, je suis incapable d'appeler ce que je fais un livre. Je suis comme tout le monde très exactement, je crois que les livres, c'est des trucs écrits par des gens (si possible morts) très intelligents beaucoup mieux que moi.


Et pourtant je suis là j'écris.