Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Lundi 18 août 1919. Pêcheries vaines

Malgré les nuages de l'après-midi passé, le temps d'aujourd'hui a été encore beau et sec. Hier soir, très tard, après avoir écrit mes réflexions quelque peu désabusées, j'ai été m'asseoir sur le vieux banc de pierre, à l'angle de la terrasse. Toute la maisonnée était endormie. J'étais en chemise de nuit, l'air était doux, néanmoins mon échine frissonnait, peut-être seulement mon âme. Le souffle du soir me portait les airs de valse qu'on joue inlassablement au bal du village. Je reconnaissais au passage des lambeaux de musique déjà entendus ici ou là : ce fut un long moment de rêverie mélancolique, un peu trop complaisante je l'avoue.
Cette nouvelle journée, fort heureusement, fut plus active que ma veillée romantique. Mais qui dit activité ne dit pas nécessairement récolte. De bon matin, je me suis livré avec fièvre, frénésie et… insuccès à la pêche. A midi, Mère m'a rejoint avec les petites. Elles m'apportaient un panier bien rempli qui s'avéra d'un grand secours pour mon moral. J'ai surtout apprécié la cruche d'antésite glacée, même si une flasque de vin jaune de Bon Papa eût été plus roborative ! Poissonneux ou non – mais j'en viens à douter – l'endroit que j'ai élu est le plus merveilleux des postes d'observation, près des méandres de la Dheune, entre Moulin et Mézières. Les eaux y sont profondes et sombres, propices aux prises les plus spectaculaires, dit-on. J'ai dessiné cet endroit sur la page gauche, avec de beaux tons en lavis dont je suis assez fier : d'un côté – et ma perspective est plutôt réussie – d'immenses prés fauchés bordés par la ligne des saules, puis une ondulation boisée s'étendant en bourrelet de St Loup jusqu'aux lointains massifs bleus et roux de la Côte d'Or. De l'autre côté, encore des prés limités par une vaste forêt et la voie ferrée reliant Demigny et Beaune. Je l'ai dit, ce fut donc une partie de pêche infructueuse mais pleine de ravissements : sur le bord de la rivière voletaient des libellules de couleurs les plus fantaisistes et du plus gracieux effet. Les poissons n'auraient-ils pas dû s'approcher de la surface pour admirer ces prestes ballerines ? Des vaches au pâturage, placides et plus que lentes, sont venues un moment me déranger pour boire. Et comme je ne prenais toujours rien, un vieux berger m'a accosté. « Tes poissons ne mettent guère du leur pour se faire prendre, pas vrai, fiston ? Tous les pécheurs ici se plaignent pareillement. » Cette remarque a consolé un peu mon amour-propre. Il n'empêche, à quoi bon l'obstination ? Voilà une distraction sur laquelle il vaudrait mieux ne plus compter désormais. Plutôt la chasse ? La chasse à Messire Inconnu ? En tout cas, je suis encore revenu à la maison penaud et armé d'une bonne résolution (que je ne tiendrai guère, pas plus que toutes les autres !) : désormais, je ne pêcherai plus jamais dans la Dheune.
Au retour, j'ai vu arriver en gare de St Loup le train de Dôle. Ce fut un sujet de soudaine et profonde tristesse, un coup de chagrin comme on parle d'un funeste coup de dague : j'ai pensé à Paris, à Elisabeth, à son silence, à ce qu'elle m'a caché, qu'elle n'a pas pu ou osé ou voulu dire lors de notre escapade à St Germain, tout ce qu'elle m'avait fiévreusement promis de me confier par courrier… Je doute toujours que ce soit de l'amitié à proprement parler, je n'ose même pas parler d'autre chose : il y a désormais trop de défiance et d'amertume au fond de ce sentiment-là !
Quant au jeune inconnu de l'Assomption, fringant sur son coursier rouge, dressé sur ses pédales comme sur des étriers, cette vision dans la futaie me semble bien être un songe, pure fantasmagorie déjà évanouie. A quoi bon persévérer ? Me mettre en chasse pour un improbable fantôme ? Mère a pensé me consoler ce matin en me livrant, en même temps que son panier maternellement préparé avec l'aide de Marinette, quelques renseignements, très sûrs a-t-elle ajouté, sur les différentes espèces qu'on pêche dans la Dheune et à quels endroits. Je l'ai écoutée poliment mais j'ai perdu le feu sacré. Elle m'a aussi annoncé que nous étions tous invités (la barbe !) chez Madame d'Authumes. Moi qui comptais décamper à vélo, quelque part dans la direction de Beaune. Voilà un contre-temps fort rasant, encore une de ces obligations mondaines qui m'ennuie tant. St Loup me paraît déjà moins enchanteur… Quelle marionnette est donc l'homme normalement sensible qu'un fin minois féminin enchante, perturbe, jusqu'à lui faire perdre la tête ? Quel petit monstre tapi en moi, me tourmente, m'écartèle, me fait parfois pencher vers des objets étrangers, si délicieux, jamais avouables, pas même à moi-même ? Qu'y puis-je alors si un tel émoi l'autre matin au sortir de la messe… Bon, voici des bruits insolites dans la maison d'en face. Il est tard, les voisins ne devaient arriver que demain pour leur villégiature. Une de mes sœurs m'a dit que ma nouvelle amoureuse ne s'appelle pas Suzanne mais Yvonne et qu'elle habite à Zurich… Où Geneviève a-t-elle pêché ces précieux détails ? Du coup, mon intérêt s'éveille, ce qui est légitime quand on vient d'avoir dix-neuf ans et que la solitude de cet âge requiert une tendre complicité, comme y engage la nature. Ce qui me sauve donc, c'est ma curiosité. Ce qui me perdra, c'est mon humeur noire… alors que chacun me voit vibrionnant et multicolore ! Telle sera la conclusion de cette journée si peu productive (à part les libellules et mon aquarelle réussie) : pourquoi ai-je si envie d'écrire chaque soir le mot « hélas ! » comme conclusion à chacune de mes merveilleuses journées, alors qu'extérieurement, sans même me forcer ni jouer, j'apparais à mon entourage si peu malheureux ?

Mardi 19 août 1919. Batteuse bavarde. Chez Madame d'Authumes

Cette journée est encore l'une des moins gaies que nous ayons passée à St Loup. J'ai occupé ma matinée à réparer, panser, nettoyer ma bicyclette. Rossinante, ai-je décidé de l'appeler désormais, à cause du donquichottisme dont je suis si cruellement atteint.
Après déjeuner, ne pouvant rien entreprendre à cause de la chaleur caniculaire et parce que dès seize heures nous devions goûter chez Madame d'Authumes, j'ai écouté chanter une batteuse, là-bas à l'autre bout du village. C'est incroyable comme les sons se répercutent dans l'atmosphère sèche, presque électrique. Le chant de l'énorme engin vibrait dans l'air brûlant, saturé de senteurs épaisses et lourdes. Une sorte de mélopée haletante : « Voici qu'approche la fin de l'été. Ô vous qui êtes venus en vacances pleins de rêves dans la campagne luxuriante, sachez que nul temps n'est éternel, nul repos léger. Les blés sont coupés. Ce soir-même, ils seront battus. De même que le son s'envole en fine nuée et s'éparpille impalpable autour de moi, de même il est temps que se dissipent vos rêves d'enfants. Déjà l'automne approche.. Préparez-vous… et souvenez-vous des jours anciens, de tous ces vains étés que vous avez déjà passés tandis que dorait la campagne. Eté après été, heure après heure, car tout passe, tout lasse et trépasse. Rien n'est éternel, pas même ce chant cadencé qui vous obsède… » Tant il est vrai qu'après les langueurs aoûtiennes, la campagne va revêtir très bientôt cet aspect enchanteur quand l'air tiédit vers le soir, si doux le matin, si bleu sur les montagnes voisines, si mystérieux dans les sous-bois dont l'ombrage sous peu jaunira. Ô mélancolie… « Feuillages jaunissants sur les gazons épars… Adieu, derniers beaux jours, le deuil de la nature convient à ma douleur et plait à mes regards. » Je n'ai jamais oublié cette poésie (l'auteur, si ! Sully Prud'homme peut-être ? Ou Lamartine ? ) et assez souvent ces fragments de vers remontent en moi comme une bouffée d'enfance. Pourquoi donc suis-je si sentimental et m'étiolé-je de longs moments à me soûler de vaine nostalgie ? Ainsi, cette année encore, prémices de l'automne, le chant de la moissonneuse m'a bouleversé D'autres sans doute trouveraient ce bruit banal et monotone. Je ne sais pourquoi il m'obsède et me touche et me rappelle cruellement mes tout premiers élans. Le premier jour passé à St Loup ne m'avait-il pas excité, ce premier jour de congés dilaté de rêves et d'un trop fol espoir ? Sottes ardeurs ! Car je m'aperçois aujourd'hui que ce n'étaient que songes et promesses, visions fugitives qui me ravissent autant qu'elle me plongent parfois dans une coupable confusion. Aime-t-on à vingt ans quand l'enfance nous colle encore au basques et qu'on ne sait quel mystère bouillonne dans notre âme inquiète ? A quoi bon aimer ? Qui doit-on aimer ?
Ainsi donc, Messire Inconnu n'a point reparu. Dois-je me résigner ? Quant à la prétendue Belle au bois dormant, notre mystérieuse voisine, toujours rien. Les bruits de l'autre soir furent trompeurs, sans doute quelque servante venant à la hâte préparer le logis. En attendant, toujours pas de présence féminine dans le jardin d'en face pour apaiser et rassurer un beau jeune homme solitaire, à défaut d'étancher sa soif et ses vœux. Pauvre de moi ! Pauvre enfant égaré. « Charmant enfant gâté ! » dit tante Hortense en me pinçant la joue. Ne voit-elle pas que je ne suis plus un gosse et que ma barbe est drue ! Mais les hommes dignes de ce nom ne perdent pas leur temps près des étangs ! Ils ne tombent pas amoureux des libellules ! Vae victis ! Et pas un seul poisson dans La Dheune, pas le moindre fretin ! Ni de romans en chantier, ni même un sonnet - ce qui aggrave mon cas - à l'heure de la sieste studieuse, alors qu'il y a deux ans… Arthur était mon hôte, mon compagnon, parfois ma vierge folle, et scribouillant sur mon cahier - le fameux opus 10, celui auquel je tiens le plus – je m'envolais, je m'exaltais, je devenais à sa suite et dans son sillage Poète à mon tour, apprenti poète. (Ah ! Si Mère devinait ! Elle s'imagine que je recopie Virgile…) Oh ! oui, Poucet rêveur, dis-moi, où as-tu jeté tes cailloux blancs ? Tout au fond du désert, ce maudit désert qui t'a pris, derrière la dune ou tout au fond de l'oued ? Dis-le moi, afin que je les retrouve, que je prenne la relève et les jette à mon tour pour trouver mon chemin. Mais quel chemin ? Le mien… bien que tout soit vain, tout s'efface et s'envole comme la balle par-dessus la batteuse. Le chemin de Paris, la route vers ma fantasque Elisabeth, sans doute les chagrins, peut-être une bonne surprise… ? Mais oui, nigaud, il reste toujours le grain ! C'est pour cela que la machine suffoque et s'époumone : uniquement pour le grain mordoré et la tiédeur du pain. Peut-être demain la lettre tant désirée… En tout cas, dans trois jours, ce sera trop tard pour le courrier, il faudra quitter St Loup. Qu'importe, l'ami Paul, demain est un autre jour. Oublie la batteuse et sa complainte essoufflée : mouds ton grain et regarde au loin !
Et d'abord tout près : mardi d'ennui ! Comment vais-je y échapper ? Je me dois, puisque telle est ma résolution depuis quatre années, je me dois de me souvenir et de transcrire ici, le plus fidèlement possible. Décrire, c'est déjà atténuer, n'est-ce pas ? C'est pourquoi si souvent, le plus régulièrement possible, j'écris le soir dans le silence. Même quand mes paupières s'alourdissent ou que ma main s'engourdit l'hiver à Paris quand la salamandre est froide. Ecrire, écrire encore…Sourire pour ne pas souffrir, pas trop, telle est ma devise. Et il y avait vraiment de quoi gémir cette après-midi où nous avons processionné tous les cinq chez Madame d'Authumes. C'est une pauvre aveugle de 84 ans. Etait aussi présente une autre vieille fille : Mademoiselle Annette T***, fille de l'ancien médecin de St Loup. Mère nous avait sermonnés, surtout moi : il conviendrait d'être affable et de faire bonne figure. Notre venue allait être une fête pour l'infirme esseulée. Bref, Il nous fallait répondre dignement à l'invitation car, dit souvent Mère, les pauvres sont nos maîtres. Mais à quoi bon cette représentation digne de la comtesse de Ségur puisque l'aïeule n'y voit goutte ! Mes sœurs en effet avaient été atrocement déguisées pour la circonstance, ces robes d'organdi empesées que je trouve grotesques. On aurait dit trois Carabossettes minaudant atrocement en faisant la roue. Je suis fier quant à moi d'avoir résisté : ni chemise à haut col rigide ni gilet, totalement démodé (du moins à Stanislas), juste ma chemisette blanche. Seule concession : je la fermai bien haut et abaissai les manches. « Ma figure sera mon plus noble présent ! » ai-je dit à Mère, qui n'a pas répliqué. Elle a pourtant souri car, sans me le dire, elle apprécie parfois quelques-unes de mes saillies. Je crois bien être sa fierté. L'homme de la maison. Le seul homme de sa vie ? Pauvre maman, si elle savait…
Nous voilà donc dans le jardin de l'infirme où nous nous sommes attardés, mes sœurs et moi, après avoir d'abord distribué force sourires et révérences. J'eus même droit à quelques compliments sur ma prestance et mon teint halé que notre hôtesse prétendit deviner juste à mon odeur de paille et au toucher de ma peau. La mère d'Anthumes s'est approchée si près, reniflant presque mes joues que j'en fus un peu gêné. En tout cas, quelle clairvoyance ! Il parait qu'un sens atrophié développe tous les autres… Nous attendions donc dans le jardin que le goûter fût prêt (les massepains n'étant pas assez cuits au dire de Mère qui s'appliqua à prêter main forte aux deux vieillardes un peu dépassées). Le jardin nous servit donc d'antichambre, j'allais écrire d'antidote. C'est un joli clôt est assez singulier, moins par sa beauté piètrement fleurie que par sa forme : deux longues allées rectangulaires, une seule ombragée, formant un T. A l'exacte intersection de ces allées, sans doute posé là par un géomètre scrupuleux, un énorme banc en pierre, massif, moussu, presque incongru dans ce parc dérisoire. N'empêche, c'est là que nous nous sommes installés, mes sœurs et moi, pour la représentation improvisée à laquelle je les ai habituées et dont elles raffolent. Elles me surnomment Merlin l'Enchanteur et me demandent souvent : « Dis, c'est quand la suite de l'histoire ? » Je leur ai donc sur-le-champ inventé un nouveau conte agencé de toutes pièces, une aventure de bohémiens, pleine de larmes, d'effroi et de rebondissements. Chou s'était blottie sur les genoux d'Henriette et elle avait cette pose qui m‘émeut tant : yeux écarquillés autant que sa petite bouche rose tandis que sa menotte entortille nerveusement l'une de ses anglaises. Toutes trois étaient ainsi suspendues à mes mots, à mes silences aussi car je dois ménager mes effets. Parfois elles éclataient de rire, battaient des mains mais, le plus souvent, leur regard trahissait une attention inquiète. Quand je joue au conteur, nul besoin de me concentrer, d'anticiper mentalement mon récit. Tout vient à point, les mots s'enchaînent, les péripéties surviennent d'une manière infaillible. Je me sens le jeune disciple déjà surdoué de Féval, Dumas et surtout d'Hector Malot dont les tomes jumeaux continuent de m'enchanter, même à mon grand âge. En fait, c'est comme si tous ces mots que je dévore depuis l'enfance se sont accumulés en moi dans un réservoir secret, y macèrent en silence, et puis, dès que le cercle de l'auditoire (familial le plus souvent mais aussi naguère à la communale dans un coin du préau) convoque ma Muse, alors, hop! le robinet s'ouvre et tout coule dru au point que parfois je perds moi-même haleine et que ma voix s'ébrèche du fait de l'émotion ou d'une trop forte tension nerveuse. Ce que je déteste, c'est quand je dois abréger mon récit, bricoler à la hâte une fin. Ce que je fus contraint de faire cet après-midi : Mère nous hélait depuis le perron. Sans doute les massepains étaient-ils cuits à point ou définitivement calcinés. La fin des aventures d'Esmeraldon, le petit gitan musicien, fut donc bouclée prestement mais avec succès, je crois, avec une touche finale très morale et très enlevée puisque mes trois sœurs battirent encore des mains. Puis, passant d'un intérêt à l'autre, comme le font souvent les fillettes étourdies, ces demoiselles coururent vers la maison dans un frou-frou d'organdi, abandonnant sur le granit un Merlin presque haletant. La suite fut évidemment bien moins réjouissante malgré les pâtisseries : posés du bout des fesses sur les chaises du salon, nous eûmes à subir la conversation de Mère, de Madame d'Authumes et d'Annette ainsi que Bon Papa qui nous avait rejoints. Rien à voir avec mon Esmeraldon : des détails ménagers ou des commentaires à propos de gens inconnus entrevus à la fête. Quel mortel ennui ! Une heure interminable durant laquelle je n'avais qu'une envie : détaler et m'échapper sur ma fidèle Rossinante.
Vers sept heures, nous finîmes par nous en aller mais ce ne fut qu'un répit : cousine Toumy et son fils surviennent à bicyclettes portés sur les ailes de la brise. Cette métaphore est convenue et inexacte : comment la brise légère pourrait-elle soutenir un garçon empoté et sa génitrice bien en chair ? On s'assied donc sur le petit pont, au-dessus d'un fossé entourant à l'est la maison des Authumes. Mère et Bon Papa s'attardaient auprès de la maîtresse des lieux. Louise Toumy, malgré tout le respect que je dois à une parente aînée, fut plus ridicule que jamais avec son corsage à ganses roses, sa jupe bleu ciel pâle et son nez aussi peu discret qu'une aubergine. Elle s'était installée sans façon sur le parapet, la jupe relevée jusqu'au genoux qu'elle a énormes. Et voilà qu'on se remet à bavarder, de tout de rien, et même d'un projet de pêche aux écrevisses que je parviens à différer de deux jours. A l'instigation de sa rubiconde matrone de mère, Jacques s'était montré particulièrement insistant et indiscret sur mon lieu de pêche entre Moulin et Mézières. Sa mère aurait aimé que je l'emmenasse dans mes pérégrinations, histoire de le dégourdir. Je réussis à éluder ses questions et n'avais qu'une furieuse envie : me jeter dans le fossé ! Mon grand-père et sa fille finirent par nous rejoindre et il nous fallut, comble de malchance, aller encore visiter en chœur la « forêt vierge » appartenant aux Toumy, appelée aussi « notre steppe ». C'est un genre de friche inculte, avec trois pommiers rabougris, cet Eden étant coincé entre deux maisons du village. En y allant, tandis que je marchais devant, j'entendais Mère plaisanter à mon sujet (suffisamment fort pour que je comprenne) à propos de la Belle au bois dormant qui n'allait pas tarder à prendre ses quartiers d'été juste en face de notre propriété. Cette indiscrétion mit un comble à mon horripilation.
Arrivé au château, je constatai que l'idyllique voisine, prétendument helvétique, n'avait toujours pas débarqué. J'en fus à la fois soulagé et dépité : il fallait à tout prix que de l'inédit survînt dans ma vie misérable et que je jette enfin mon dévolu sur un cœur prêt à être dérobé. Adieu Merlin, je brûlais de devenir Robin des Bois ou plutôt le sauvage Heathcliff, cet autre Bohémien à la passion étrange. Mère, voyant mon air déconfit, insista lourdement : pourquoi n'irais-je pas à la gare pour m'enquérir sur l'heure du dernier train en provenance de Lons ? Je haussai les épaules (manie dont je dois me défaire car, dit Mère, cette insolence n'est pas de mise chez les Siméon.). J'enfourchai Rossinante et courus me défouler près du grand champ de maïs à la sortie de St Loup : là, je tentai de mettre une mèche de soufre dans le terrier des guêpes. Ces furies n'étaient guère d'humeur à se laisser déloger un soir d'été par un Chevalier errant à la si triste figure. Elles devinrent hargneuses et menaçantes. Je décampai en laissant brûler le souffre…

Conclusion de cette morne journée : j'irai demain à la recherche de Messire Inconnu. A défaut de m'élancer dans la lande désolée, je fouinerai dans la futaie. Encore un rêve insensé, un beau projet mort-né ! C'est en tout cas décidé : si je ne trouve pas demain mon fantôme de l'Assomption, c'en est fini de mon enthousiasme pour St Loup ! Mais j'ai encore envie de me battre ! Fortibus est fortuna viris data, disait le sage Ennius (Quintus, pour les intimes !)


(à suivre)