Quelle est la partie de l'œuvre de Nietzsche qui reste la plus vivante aujourd'hui ?

C'est la psychologie qui demeure la plus actuelle. L'être humain n'a pas changé depuis Nietzsche. Celui-ci s'était considéré comme le Christophe Colomb de la vie intérieure, parti à la découverte d'une Amérique intime. D'autre part, la question posée par Nietzsche : dans quelle direction et vers quel état l'homme se développe-t-il ? est redevenue actuelle avec les progrès de la biologie et les manipulations génétiques.

Y a-t-il un lien entre le mouvement écologiste actuel et l'hostilité de Nietzsche au mercantilisme et à l'industrialisme qui avaient cours dans l'Allemagne des années 1870 ?

On ne peut pas dire que Nietzsche soit une figure de proue pour les Verts allemands. Il ne correspond pas du tout à leur idéal d'un homme qui serait fondamentalement bon, comme le voulait Jean-Jacques Rousseau. La nature est une mère bonne par définition, chez Rousseau comme chez les Verts. Chez Nietzsche, elle est cruelle par définition. Après la seconde guerre mondiale, Nietzsche a en outre été violemment rejeté parce qu'il avait été tellement utilisé par les nazis. Les Verts ne voulaient en aucun cas se réclamer de lui. Il y a pourtant un aspect de sa pensée qui a une parenté avec celle des Verts, c'est l'idée qu'il faut former sa propre personne, sculpter son individualité.

Vous écrivez que « Nietzsche pensait comme d'autres ressentent ». Qu'entendez-vous par là ?

Pour Nietzsche, penser est une expérience passionnée, avec tout ce que cela comporte, y compris un aspect érotique. L'acte même de penser, est pour lui chargé d'érotisme. Ce n'est pas une pensée sur la vie, mais une façon de penser la vie elle-même. Nietzsche a été pendant toute son existence victime de nombreuses douleurs physiques parmi lesquelles des maux de tête intenses, des migraines qui le faisaient énormément souffrir. Un critère de la vérité d'une idée pour lui, était que celle-ci fût suffisamment forte pour annuler la sensation de douleur physique. Il faut toujours garder à l'esprit cette forme d'autosuggestion dans la pensée de Nietzsche. Il pense pour se convaincre lui-même et supprimer sa propre souffrance.Le concept de volonté de puissance a connu deux versions. Lorsque Nietzsche commence à écrire, il s'agit du pouvoir de se maîtriser soi-même, de la capacité à dépasser la souffrance physique. La deuxième version se situe beaucoup plus tard dans la vie de Nietzsche et dans un champ beaucoup plus large. C'est alors le pouvoir sur la civilisation, sur l'humanité tout entière.

Vous avez mis en exergue de votre biographie cette phrase de Nietzsche : « Il n'est nullement nécessaire, pas même souhaitable, de prendre parti pour moi : au contraire, une dose de curiosité, comme devant une plante étrange, avec une résistance ironique, me semblerait une manière incomparablement plus intelligente de m'aborder. » Quels sont vos propres sentiments à l'égard de Nietzsche ?

J'ai écrit des biographies de Schopenhauer, de Heidegger et de Nietzsche, et c'est cette dernière qui s'est révélée la plus difficile à rédiger. Nietzsche, c'est du chaos, c'est comme un train fantôme. On passe à travers des états d'âme extrêmement différents. Il se considérait lui-même comme un labyrinthe. Et aborder sa pensée, c'est véritablement entrer dans un labyrinthe. Certes, j'éprouve de la sympathie pour Nietzsche, mais aussi, à l'occasion, cette distance ironique qu'il préconisait lui-même.

Alors qu'il était encore adolescent, Nietzsche a rédigé neuf essais autobiographiques. Que valent-ils ?

Ce sont des textes très intéressants. C'est étonnant de voir un gamin de douze ans prendre la pose et oser écrire : « Comment je suis devenu ce que je suis. » Cela m'a souvent rappelé le Sartre des Mots qui lui aussi, en écrivant, se créait une deuxième existence, plus satisfaisante que sa vie réelle. Il y a dans tout cela u ne part de mise en scène. Ces textes étaient destinés à être lus par sa mère, par son oncle. Tout bascule lorsque Nietzsche a quatorze ans. Il n'écrit plus alors pour sa mère ou d'autres membres de sa famille, mais pour lui-même ou un lecteur futur.

Le père de Nietzsche était pasteur. Cela joue-t-il un rôle dans la pensée du philosophe ?

Sa famille voulait qu'il suive les traces de son père et devienne théologien. Nietzsche a longtemps ressenti cela comme un devoir. Son père était mort alors qu'il n'avait lui-même que cinq ans. L'acte de se libérer de cette attente familiale a été à la fois douloureux et fondateur. La phrase « Dieu est mort » prend dans ce contexte une résonance beaucoup plus forte.

Vous insistez dans votre biographie sur la notion de « monstrueux » qui revient fréquemment sous la plume de Nietzsche. Ce n'est pas une catégorie souvent utilisée par les philosophes…

Pour Nietzsche, nous avons mis un masque sur ce qui nous dépasse, ce qui est mystérieux et incompréhensible et nous lui avons donné le nom de Dieu. Mais quand on enlève le masque, on trouve le monstrueux. Dionysos est un nouveau masque, une nouvelle métaphore de Dieu aux yeux de Nietzsche. C'est lié à la théorie de la connaissance qu'il propose. Pour lui, la vérité n'est pas un lieu, un point, mais une façon de voir, une perspective. Penser grâce à de telles perspectives est une attitude apollinienne, tandis que garder présent à la conscience le fait que tout ce que nous pensons est dû à des perspectives différentes, cela est dionysiaque. Le savoir, c'est toujours la tentative de fixer les choses, de les figer, et par là d'acquérir de la confiance. L'homme essaye de trouver les lois de la nature pour supprimer sa peur. Mais la nature elle-même n'a pas de lois. Le savoir est une tentative de domestiquer le monstrueux, une manière de se protéger contre lui.

Une autre notion, également rare chez les philosophes, et chère à Nietzsche, est celle de cruauté. N'est-elle pas présentée comme l'essence de toute culture ?

Pour Nietzsche, elle est la condition préalable de la civilisation. Le meilleur exemple est celui des pyramides, magnifiques monuments construits grâce au travail forcé et au prix d'immenses souffrances. La cité antique elle-même est fondée sur l'institution de l'esclavage. La civilisation est tachée de sang… Nietzsche estime que ce sacrifice est nécessaire et qu'il faut le regarder en face. C'est le contraire de la démocratie. Il est très clair à ce sujet. Il y a deux options : la première est celle de la démocratie qui cherche le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre d'hommes possible. La seconde considère que le sens de la civilisation est de permettre à des personnalités d'exception de réaliser de grandes œuvres d'art, sans souci du bien-être de la multitude. La haute culture est ainsi l'ennemie de la justice sociale. La différence entre l'Antiquité et l'époque moderne est que cette cruauté, notamment l'esclavage, est ouvertement reconnue dans le monde antique, y compris par Platon, alors que les modernes préfèrent ne pas se l'avouer.

Vous concluez un autre de vos livres, intitulé « Quelle dose de vérité les philosophes peuvent-ils supporter ? » (traduit aux PUF), par la phrase suivante, qui est aussi peu nietzschéenne que possible : « Ce dont nous avons besoin, c'est de mettre au régime l'appétit de la politique à vouloir être une politique-vérité. »

On peut être fasciné par la pensée de Nietzsche sans évidemment le suivre partout où il va. A la fin de sa vie, en particulier, Nietzsche fait ce qu'il s'était toujours refusé à faire, lui qui avait toujours refusé la tendance de son temps à penser de façon globale, en termes de système. Il dit alors des choses insensées. Il affirme par exemple que, pour développer l'humanité, il faut tuer ceux qui ne sont pas dignes de vivre et ne pas les laisser se reproduire. On trouve cela dans « Ecce homo », par exemple. Il veut abolir ce précepte de la loi juive qui interdit de tuer. Il ne faut pas édulcorer Nietzsche. Les nazis ont détourné sa pensée en mettant en avant ce genre de citations. Mais elles existent. Il ne sert à rien de les nier, même si elles sont contredites par d'autres passages.

N'est-ce pas un paradoxe que ce soit un homme malade qui se livre à un tel éloge de la santé, un homme faible qui prône l'élimination des faibles ?

C'est un paradoxe. En même temps, cet homme en proie à toutes sortes de maux physiques est particulièrement fier d'avoir su, toute sa vie, maîtriser sa souffrance.

Comment expliquer l'effondrement final, en janvier 1889, à Turin ? Il n'écrira plus une ligne, jusqu'à sa mort le 25 août 1900.

Aucun diagnostic médical clair n'a été porté. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne s'agit pas d'une simulation, comme cela a été partiellement le cas pour Hölderlin, qui se mettait ainsi à l'écart de ses contemporains ; Il s'agit d'un véritable effondrement physique et mental. Lors de la dernière année avant l'effondrement, le ton change. Il y a des signes avant-coureurs. Par exemple, Nietzsche envoie à son éditeur un ajout de dernière minute au manuscrit d'Ecce homo, dans lequel il s'inquiète des conséquences concrètes de son idée d'éternel retour. Ce qui le gêne, en décembre 1888, dans le concept d'éternel retour, c'est que sa mère et sa sœur, qu'il qualifie de « machines infernales », pourraient alors revenir dans sa vie. L'éditeur l'a omis, mais ce passage a été inclus par la suite dans le texte définitif.


Propos de Rüdiger Safranski recueillis par Dominique Dhombres.

Page « Horizons-entretiens » du Monde, le mardi 24 octobre 2000