L'amour, l'amour… ce mot est devenu sirupeux, gluant et fade comme de l'orgeat ou vague et abstrait comme un concept philosophique alors que la réalité qu'il devrait désigner est la plus simple de toutes et en même temps la plus étonnante, la plus immédiatement sensible et évidente pour qui l'éprouve et en même temps la plus étourdissante, la plus quotidienne aussi, oui la plus banalement quotidienne.

L'amour n'est pas l'affaire des amants sublimes ou des saints auréolés ; c'est de la pratique bien banale. Simone Weil disait que de considérer quelqu'un pour ce qu'il est, c'est l'aimer. Chaque fois que nous regardons quelqu'un entier, nous l'aimons ou plus exactement il faut aimer quelqu'un pour l'accepter entier c'est-à-dire avec ce qu'il est, ce qu'il n'est pas, ce qu'il a été, ce qu'il devient, ses possibles infinis et indéfinis, ses surgissements dérangeants, ses manques frustrants, ses libertés canailles et ses timidités hésitantes.

Il faudrait peut-être un autre mot pour désigner cette réalité quotidienne et extraordinaire : que nous sommes souvent capables d'accepter quelqu'un en face de nous, non en fonction de ce que nous en attendons, ni en fonction de ce qu'il est pour nous, ni même seulement en fonction de ce qu'il est pour lui, mais comme source infinie de jaillissement possible, comme l'éternel étranger, l'éternel migrateur, l'insaisissable, l'imprévisible. On lui donne le droit d'être simplement lui-même, mieux on lui demande d'être simplement lui-même parce que c'est de sa vérité nue et d'elle seule que nous attendons le plus vif de notre plaisir. On voit comment cette attitude d'attente confiante vis-à-vis d'un autre être, qui est le fond de l'amour, nécessite un appétit pour ce qui jaillit librement et gracieusement d'un autre, un goût pour la libre circulation de son désir, c'est-à-dire d'avoir foi en l'autre.

La foi est la libre circulation du désir dans notre être et l'amour la foi dans la même liberté circulante du désir d'un autre. J'ai la foi si je laisse mon désir œuvrer dans mon corps, dans mon histoire, dans mon monde ; j'aime si j'accepte, si j'attends d'un autre le même mouvement libre et confiant de son propre désir. Cette considération confiante, aimante, je l'appelle l'autorisation.Si nous sommes capables d'inventer notre vie, si chaque matin nous sommes éveillés à nous-mêmes, si notre navigation est personnelle et aléatoire, si nos paroles sont issues de notre cœur, si nos gestes sont ceux de notre corps tout entier, c'est qu'un jour, au moins une fois, nous avons été regardés de ce regard globalement approbateur, c'est qu'on a attendu de nous un plaisir gratuit, un cadeau gracieux, que tout ce que nous sommes, notre réalité, nos peurs, nos possibles, nos manques eux-mêmes ont été non seulement acceptés, admis, mais attendus, comme pain bénit, radicalement désirés comme autant de signes de vie, d'annonce de plaisir, de mise en œuvre de l'existence. S'il y a en nous le sentiment que nous avons le droit d'exister notre histoire dans sa jubilation aléatoire et dans sa vérité pure, c'est que nous avons senti sur nous cette demande impossible exorbitante : « Deviens ce que tu es puisque tu m'enchantes même quand tu me déçois ».


Yves Prigent, L'expérience dépressive, La parole d'un psychiatre, Desclée de Brouwer1978, 1994