Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Mercredi 20 août 1919. Don Quichotte bat la campagne. Châteaux enchantés. La Belle au bois dormant est enfin arrivée !

Aujourd'hui, vingtième de ce torride mois d'août de l'an de disgrâce 1919, fut une journée fort bien remplie et qui comptera de diverses manières dans les Annales du preux et incomparable don Quichotte de Montclairgeau (ainsi que je me surnomme désormais par dérision). Pour ne rien négliger des hauts faits du sus-nommé chevalier, le scribe doit se faire historien méticuleux et remonter à la veille au soir. Fantastique nouvelle, dénouement helvétique : réveil de la Belle au bois dormant !Or donc, mardi soir, notre inconsolable don Quichotte, toujours en chemise de nuit sur le même banc de pierre - il devait être dans les onze heures et la lune était pleine – Paul le Preux, dis-je, se gelait les fesses à rêvasser d'une improbable dulcinée. Soudain, à nouveau des bruits en face, puis une lumière qui luit dans le palais désenvoûté. Et le grincement caractéristique d'une pompe qu'on actionne. Ô halètement si romantique ! Etait-ce donc la jouvencelle, recrue de fatigue après son long voyage, qui se désaltérait et inondait son visage d'une eau pure et fraîche car « il fait soif par ces temps de sécheresse à cause des enchanteurs félons envoyés désoler la terre ». Mais aucune silhouette, pas de sylphide demi-nue, pas même un spectre, rien, juste le mécanisme bruyant de la pompe et les éclaboussures sur le dallage. Il n'empêche : à ces symptômes du réveil humide de sa princesse, Quichotte ne put se montrer insensible, bien au contraire, frissonnant d'allégresse anticipée mais aussi de fraîcheur nocturne car le jeune Seigneur était céans en chemise, ce qui d'ailleurs n'est pas très digne en présence d'une inconnue même putative, suissesse de surcroît. Il prit donc la sage résolution de rentrer et de ranimer sa flamme le lendemain après un repos bien mérité.

Dès le matin pourtant, ce n'est pas le souvenir de la Belle à la pompe qui éveilla don Quichotte mais la vision de mon inconnu, le fugace et brun jouvenceau de l'Assomption. Ou plus exactement, ce qui me tira prestement du lit, ce fut un soudain esprit aventureux, une jubilation éclatante et aussi violente que mes fameux coups de pistolet, bref une témérité absolue pour vaincre tous les Andriaque de la contrée afin de retrouver et de libérer Messire Inconnu. Quand la fraîcheur de l'aube m'éveilla, en même temps que deux merles qui jacassaient effrontément dans la roseraie, ce fut un beau visage entrevu, imaginé plutôt, caressé par ma seule pensée, qui faillit me retenir entre les draps dans une indolence coupable. Mais ma volonté une fois de plus fut la plus forte : je bondis littéralement hors de mon lit, me jetai un broc d‘eau au visage, m'habillai à la hâte et me ruai dans l'escalier. Pour le petit déjeuner, personne. Un silence presque insolite. Aucune de mes sœurs n'était déjà là à piailler – ce qui est rarissime et prouve le caractère inhabituel de cette journée. Mère devait faire ses dévotions car, depuis le lâche départ de celui dont jamais je ne cite le nom dans mes chroniques, elle se lève matin et, chose singulière (qu'elle m'a elle-même dévoilé dans un moment d'abandon), cette grande femme n'a jamais pu s'abîmer dans des postures outrées. Mère a toujours dédaigné les prie-dieu, même la position à deux genoux lui coûte, elle préfère marcher car, affirme-t-elle, le pas régulier maintient l'éveil et scande les Ave de son rosaire matinal, le premier de sa journée. Après un brusque arrêt, car mon inhabituelle et indélicate dégringolade dans l'escalier avait dû la tirer de son oraison, Mère s'était remise à déambuler dans sa chambre à l'étage. Evidemment, ses pas sont feutrés, dévots à leur manière, mais quand on mastique au-dessous – ce que je fis ce matin-là avec avidité en engloutissant mes beurrées – je me sentais un peu impie et vulgaire sous ce dais de piété. La passion de l'aventure fut néanmoins la plus forte : je courais vers mon Destin et rien n'eût pu m'arrêter en si bon chemin. Surtout pas ma vieille rosse de bécane, la valeureuse Rossinante, qui m'attendait dans la grange. Puisqu'un brin d'infidélité déjà me menaçait, je consentis in petto à choisir comme marraine de mon fier coursier, baptisé l'avant-veille, la Belle au bois dormant en personne. D'ailleurs, un coup d'œil au logis d'en face me renseigna : la reine mère se promenait le long de la haie, sans doute insomniaque, preuve que la Belle était revenue de son long exil mais pas encore émergée de sa première nuit campagnarde à la française. Il était huit heures à peine lorsque don Quichotte, moins hâve et famélique que ne le représente Doré mais plein de fougue juvénile, quitta sa noble propriété, caracolant sur sa Rossinante, happé par ses rêves insensés. Mais laissons la parole au héros lui-même.Je commençai par ne pas trop savoir où je voulais aller. Tout au plus me rappelais--je que Messire Inconnu s'était trouvé dans les environs de la route de Beaune et c'est dans cette direction que je lançai Rossinante. Chemin dur, pierreux, rebondissant, atroce et très bête comme le sont toutes les grandes routes le plus souvent rectilignes et ça et là plantées d'arbres étiques. Environs à l'avenant : pittoresques mais sans plus, haies de peupliers et prairies s'allongeant par croupes successives jusqu'à la Côte d'Or, bleue et rousse, qui m'apparaissait de plus en plus proche. La route elle aussi ondulait sous le soleil tapant si fort tandis que j'appuie rageusement sur les pédales, le front dans mon guidon : tout est poussière et feu. Je pénétre dans le département voisin, presque sans m'en apercevoir puis je décide de donner du mou, après avoir laissé sur notre droite le village de Sainte-Marie-la-Blanche. Rossinante allait son train, presque nonchalamment.

L'œil pénétrant du chevalier qui la monte ne remarque rien. Nous progressons ainsi sans heurts jusqu'en face du Vernois, à portée de Beaune. On pouvait apercevoir en contrebas, au pied de la Côte d'Or toute proche et abrupte comme un rempart, de nombreuses bourgade disséminées. Dérisoire Royaume quand j'aurais voulu pour lui seul, mon ange lumineux, conquérir l'univers, plaine luxuriante, débordante d'oasis, de miel et de gemmes, celle que Lucifer étala aux pieds de Notre-Seigneur affamé et prétendit lui offrir en son fol orgueil. Quant à moi, j'avais faim également, soif plutôt, et mon désert stomacal, quoique moins spirituel, était immense et cuisant. Quand découvrirais-je enfin mon bel étranger, de plus en plus improbable en ces lointaines contrées ?

Loin de m'abattre, ce rêve évangélique décuple mon ardeur. Foin de pleurnicheries. Vadre retro ! J'abandonne la grand route pour un chemin bien roulant et fort agreste qui me conduit au village de Vernois. J'y remarque au passage diverses maisons nobles ou simplement bourgeoises avec parcs ombragés et tonnelles mystérieuses : sans aucun doute, c'est là qu'est tenu prisonnier mon sans pareil petit brun qui me ressemble comme un frère ! Je l'imagine derrière la croisée, pâle, rêveur : sa scolarité a été déplorable, son père qui a pour le premier-né des plans de carrière redoutables s'est emporté, a fulminé. Maman, en vain, s'est jetée à ses genoux pour solliciter la clémence de son riche époux, ventripotent, rubicond et industriel lyonnais de surcroît. Rien n'y a fait, Alban – puisque tel sera son prénom, je le décide sur-le-champ – sera enfermé dans le castel provincial durant tout le mois d'août. Horaire draconien, précepteur privé pour les mathématiques (matière où Alban est nul), une seule promenade le dimanche après la grand-messe, pas de contact avec les cousines et surtout, surtout, la confiscation de l'ennemi public numéro un : le vélo rouge. A la pensée de l'adolescent esseulé, l'enthousiasme monte en moi, mon imagination s'enflamme, je me cabre sur Rossinante. Mon émoi est si fort qu'à l'entrée du village de Combertant, au lieu de filer en direction de l'église, je fais une embardée dictée par l'intuition, enfile une route poudreuse et ennuyeuse. Me revoilà à Sainte-Marie. Nom d'un sacré Macaroni ! C'est à l'évidence une mystification de l'enchanteur Merlin. Demi-tour. Rossinante se cabre en crissant, nous nous engouffrons à fond de train dans le chemin qui conduit à Laborde-le-Château. Et mon imagination s'enfièvre au rythme de mon pédalage effréné : frère Alban, ne vois-tu rien venir ? Alban a délaissé son livre de trigo, s'approche de la fenêtre qu'il n'est pas autorisé à ouvrir car les pépiements des oiseaux oisifs, dixit son père, sont source de distractions et invitent à l'improductive et niaise poésie. Le jeune homme a le regard fixe derrière le vitrage mais les yeux sont brillants, ses lèvres esquissent un sourire et il a levé la main droite, dans ma direction, de longs doigts effilés et diaphanes qui esquissent un signe amical. Ne vois-tu rien venir, ô mon frérot ? Et voici que tout à coup, dans le prolongement de mon chemin, après le croisement de la route de Granges, s'ouvre bel et bien une allée princière. Elle semble s'enfoncer dans un bois mystérieux dont l'entrée est défendue par un système massif, deux énormes bâtiments de briques accouplés. Une vraie forteresse à l'ancienne avec mâchicoulis, meurtrières, barbacanes, chemins de ronde. Mes yeux ne fixent que la fenêtre du donjon et c'est en somnambule que je franchis les douves, passe la herse pour me retrouver… dans une misérable cour de ferme. Une ferme ! Hélas ! Trois fois hélas Ô rage, ô désespoir ! Maudit soit Merlin, lui et tous les fallacieux Andriaque ! Me voilà désarmé par la magie d'un adversaire décidément trop fort pour moi. Le visage empourpré, le front baigné de sueur, à l'arrêt devant le prolétaire bâtiment, j'en tremblais de tous mes membres. Il était midi passé, mon petit déjeuner était déjà fort lointain, je décidai de rebrousser chemin et de remettre à une autre fois ma seconde croisade.

Je n'étais à vrai dire même pas contrarié, juste un peu hébété. J'avais surtout grand faim et soif, ce qui me dégrisa complètement. Le soleil tapait fort, toujours impitoyable pour les vaincus. En quittant le hameau de Geanges, à la sortie du bourg, Rossinante fourbue et moi-même en nage longeâmes une fort belle propriété. La grille était ouverte et je vis une famille qui faisait une sorte de pique-nique, surtout des femmes, des jeunes filles en blanc virevoltant autour d'une aïeule. Toutes s'arrêtèrent de causer et tournèrent leurs regards en direction du chevalier-cycliste faisant preuve d'un courage d'un autre âge. L'une des jouvencelles allait-elle apporter à son héros un verre de grenadine ? Mais on m'oublia aussitôt. Seul Bacchus en personne aurait pu me secourir… Sous les feux de midi, juste une miette de poésie consolatrice. « Midi, roi des étés épandus sur la plaine tombe en nappes d'argent… » Si j'en avais eu la force, j'aurais glosé à ma façon : « Messire Alban, roi des songes, alangui sur ma peine… » mais l'heure n'était guère à la littérature. Je vacillais de faim sur ma monture et pas un seul fil de tissu n'était sec. J'étais devenu une sorte de pâte ramollie par la cuisson de l'impitoyable Phébus… et arrosé de son propre jus ( s'il m'est permis de m'exprimer aussi crûment).

En entrant à St Loup, je repassai devant la maison du Bois dormant, y distinguai vaguement une jeune fille. Serait-ce elle ma rédemptrice ? Il conviendrait d'agir sitôt mes forces revenues et dès que je serais un peu plus présentable. Je m'effondrai à l'office où l'avisée Marinette m'avait préparé des restes plus que convenables. Mère était montée installer les petites pour la sieste, mon appétit fut ravageur, mes ablutions divines. Toujours intrigué par ma voisine, voilà que j'aperçois à la dérobée sa silhouette élégante dans le jardin, l'espace d'un instant, si bien que de loin je ne parviens pas à distinguer son visage (qu'elle doit logiquement avoir noble et harmonieux). Puis elle s'engouffra dans la maison. Il me faudrait donc patienter. La suite de l'après-midi ne fut guère significative : en guise de sieste – que Mère prétendit m'imposer à cause des rudes efforts de la matinée – j'ai crayonné la façade de la maison à la pointe sèche, sans véritable passion je dois bien l'avouer. Mais la perspective était assez réussie et je complétai les ombres avec du fusain. Après ce chef-d'œuvre, j'acceptai d'accompagner Geneviève, elle aussi friande de moissonneuse batteuse. A cause de son ronronnement placide, ce monstre n'est pas aussi terrible qu'il en a l'air. Nous le contemplâmes un moment, assis à un jet de pierre, tous deux fascinés par une telle fureur domestiquée et l'éparpillement doré des blés. Vers cinq heures, après avoir bu une tasse de thé froid, je me mis à attendre les Toumy qui m'avaient vaguement retenu pour une partie de pêche aux écrevisses. Personne n'étant venu et l'ennui se faisant plus accablant que la chaleur, je décidai de faire une ultime incursion, mais le cœur n'y était plus.

Je pars donc vers six heures dans une nouvelle direction que m'indique Bon Papa et j'explore un nouveau chemin longeant la voie ferrée de Demigny, tout de suite après le passage à niveau, en direction du bois de Gergy. L'air était de plus en plus lourd. A peine avais-je franchi les dernières maisons du village que des gouttes de pluie me surprennent. Au-dessus de Démigny le ciel est noir, zébré de lueurs orageuses, frangé de longues lueurs violacées. « Suffit, Rossinante, nous rentrons ! » Il était en effet plus prudent de filer à St Loup quoique, s'il n'y avait pas eu des risques de foudre, j'eusse choisi d'être trempé jusqu'aux os et lessivé de mes illusions. J'imaginais déjà l'effroi de Mère et le zèle de Marinette, sommée de préparer la bassine d'eau bouillante et d'apporter le flacon de Dupeyroux ! Mais la menace ne se précisa pas, l'orage s'éloignant vers l'ouest.

Or, comme je repassais devant la maison du Bois dormant, j'aperçus dans la cour donnant sur la rue, la famille des nouveaux arrivants en grande conversation avec les Toumy, mère et fils. Ils se connaissent donc ! On me hèle, on m'invite, on accourt à ma vue et j'entre fièrement, tenant Rossinante par le guidon. C'est de cette manière fort imprévue que je fis connaissance de la reine mère et de la princesse zurichoise sur laquelle j'avais fondé tant d'espérance, un espoir dérivé mais néanmoins sincère et fort civil. La jeune personne est maigre, ni jolie ni laide, quelconque, la poitrine peu avenante, l'air humble et le regard en code, rien de frais ni de vraiment gai, un genre un peu « veille fille » prématurément obsolète. Sous le feu scrutateur de Messire Paul, la jeune personne abaissa vers le gazon ses yeux timides si bien que, ce jour-là, je ne sus si ce regard possédait des reflets d'oie ou bien de biche. Encore un tour de quelque vilain enchanteur, me dis-je, qui rejouait sa farce préférée : transformer en grossière paysanne la douce dame de don Quichotte !

Ainsi s'acheva, ce mercredi 20 août, une belle chimère, ainsi tomba le dernier château en Espagne édifié fort imprudemment lors de mon arrivée à St Loup-de-la-Salle. Sur l'instant d'ailleurs, l'aventure ne me frappa que par son côté drôle, d'autant plus qu'il fut suivi d'un épisode également tragi-comique. J'avais décidé de raccompagner galamment les deux Toumy jusqu'à Mézières. Une effroyable catastrophe faillit se produire au passage à niveau que ma parente distraite, s'apprêtait à traverser à l'étourdi. Grâce à mon intervention aussi fulgurante que musclée, j'évitai au train de Beaune d'être pris en écharpe par « l'express Louise Toumy » de fort tonnage, comme chacun sait. Ainsi moi, l'ex-chevalier promu protecteur de la veuve et de l'orphelin, ai sauvé la vie des voyageurs de quatre wagons du train de Beaune, une plantureuse et sympathique promeneuse ainsi qu'une demi-douzaine de vaches toujours trop curieuses de trains, comme chacun sait aussi. Hélas, nulle médaille ne récompensera jamais cet acte de bravoure.

Ce soir, sur les rotules, les mollets en feu à cause des coups de soleil (si seulement la crème du docteur Ducharme était aussi efficace que mon amour-propre !), c'est cette bouffée de haute chevalerie ferroviaire qui seule me soulage et me fait l'effet d'un baume. Sinon, bien piètre résultat : adieu, douces chimères ! D'ailleurs, ce même jour, Mère, sans même s'en douter m'a jeté dans une nouvelle tristesse : elle avait, à propos d'une autre jeune personne parisienne, blonde celle-là, jeté une allusion perfide à la cantonade et prononcé un oracle fort négatif. Je pense que Mère ne me comprendra jamais. Peut-elle même m'écouter, si froide, si austère ! Elle cache pourtant un cœur sous ses noires élytres.

Post scriptum : juste avant d'éteindre, lors de retrouvailles furtives avec mon Poète (trop épuisé pour lire longtemps au lit), je suis tombé, en feuilletant son recueil, sur quelques vers inattendus. J'avoue qu'ils m'ont troublé. J'ai repensé à Mère, à ses dévotions au-dessus de ma tête lors du petit déjeuner. Evidemment, le texte d'Arthur n'a rien à voir avec elle, car sa religion n'est ni gourmée ni fanatique. Mère n'est pas même migraineuse, trop femme de tête pour cela ! Mais peut-être son Dieu, d'une toute autre manière, est son refuge, sa compensation, plutôt sa revanche… une sorte d'absolu dont je me sens grugé ? Il faut à tout prix que je note ce passage… mais ressortir du lit à cette heure et retremper ma plume, quel supplice !

Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,
Cloués au sol, de honte et de céphalagies,
Ou renversés, les fronts des femmes de douleur.


Second post scriptum : (décidément, j'y reviens mais le dépit ce soir est plus fort que la fatigue). Conclusion des conclusions : pauvre don Quichotte ! Pitoyable héros. Qu'il est affligeant de voir un si noble et si instruit cerveau détraqué par la folie chevaleresque !

(à suivre)