Matthieu avait beaucoup grandi. Le travail avait durci ses muscles, ennobli ses gestes. Aucune femme ne devait pouvoir regarder sans trouble ses reins étroits et durs. Mais ses joues s'empourpraient comme naguère à la moindre émotion, et quand il riait, les yeux mi-clos, ses cils laissaient filtrer la même lumière bleue.
Je le contemplais en silence, étreint une fois de plus par un indicible sentiment de paradis perdu.
Qu'est-ce donc ? Il me semble que je voudrais toucher du bout des doigts ce visage, m'assurer de sa réalité, et en même temps la certitude qu'il existe m'emplit de désespoir. La fuite du temps, la séparation, la mort, me disputent cet être.
Mais non ; aujourd'hui je comprenais : la vraie menace, la seule qui soit intolérable, je la portais en moi désormais. De Matthieu, je pouvais faire ce que je voulais, une bête à plaisir ou bien la proie d'un amour dément comme celui qui venait de ravager ma vie. Je connaissais maintenant la tentation du saccage. N'en viendrais-je pas à torturer Mathieu de mes doutes, de mes soupçons ? Je connaissais cette folie. Une première fois j'en avais été la victime ; mais cet hiver, en Sicile, c'était bien moi le bourreau.
Jusqu'ici j'avais cru que la légèreté, la transparence de mes rapports avec les garçons resteraient inaltérables, tant que je serais jeune. Je savais à présent qu'elles étaient le reflet de nos cœurs purs.
Je regardais Mathieu ; j'avais peur.
Nous devions partir vers le soir. Mathieu m'expliquait comment il avait arrangé la chambre.
- J'ai ouvert la malle. Toutes vos affaires sont mises comme vous l'aimez. Et puis ma mère a acheté une table à écrire. Vous verrez, vous serez bien…
- - Ecoute, Mathieu, dis-je, je ne pourrai pas aller au village avec toi. Pars en avant. Je te rejoindrai.
- - Vous n'avez plus envie de venir ? murmura-t-il.
Il était assis au bord de mon lit, serrant entre ses cuisses ma valise trop pleine qu'il essayait de fermer. Je vis ses doigts se crisper sur la serrure. Je fis un pas vers lui.
- - Mathieu ?
Il releva la tête, m'offrant son regard plein de reproches. Je m'agenouillai à ses pieds sur la valise renfermée.- Vous n'avez plus envie de venir, répéta-t-il à voix basse.
Ses lèvres restaient mi-closes, comme inertes. Il se pencha jusqu'à poser son menton sur mon épaule. Je lui pris la tête et l'embrassai.
- - Viens maintenant. Je vais te conduire à l'autocar.
Mais il saisissait ma main, l'appuyait sur son ventre.
- Viens, Mathieu.
Je me levai, décrochai mon manteau.
- Allons, vite !

Une heure plus tard, je roulais vers Paris.


Pierre Herbart, L'Âge d'or, Le Promeneur, 1998