Nous sommes cette fois vraiment sortis de la religion. Cela n'empêche pourtant pas nos contemporains d'avoir des croyances religieuses et de les manifester parfois de manière plus que bruyante.

En tant que « croyances », les religions n'ont aucun motif de disparaître. Ce qui disparaît, c'est l'emprise millénaire qu'elles ont exercé sur la vie sociale et en fonction de laquelle elles se sont jusqu'à présent définies. Il faut soigneusement distinguer les deux registres. La nouveauté est précisément qu'ils se disjoignent.
Il y a une consistance intrinsèque du message religieux qui, au titre de la conviction individuelle, échappe et survit à ce qui a été le destin historique des religions : se couler dans des formes sociales et contraindre les collectivités. La religion considérée comme proposition sur l'invisible, sur un autre ordre de réalité que celui qui nous est immédiatement accessible, n'a aucune raison de disparaître parce qu'elle a ses racines dans la structure de l'esprit humain ; il y aura toujours des gens religieux. Les religions perdent en influence sociale, parce que seuls les vrais croyants, si je puis dire, croient encore. Tous ceux qui étaient religieux parce qu'ils trouvaient au travers de la religion l'adhésion à une certaine forme collective de cohésion ou de sécurité ont cessé de l'être. Mais cette désertion de masse laisse intacte la détermination ce ceux pour lesquels il y v a d'une vision de la destination ultime des personnes au sein de ce qui est. Existentiellement, anthropologiquement, intellectuellement, nous sommes et nous resterons des êtres de croyance, voués à la métaphysique, en le sachant ou sans le savoir, voire en le niant. Le matérialisme, extrapolation spéculative à l'ensemble de ce qui est, de ce que nous connaissons de la matière tangible, est évidemment une foi métaphysique. Croyants, nous le sommes minimalement, au quotidien, en nous projetant dans l'invisible de l'avenir, et on a vu les énergies que ce type de foi était capable de mobiliser. L'option religieuse est un cas de figure systématisé de cette disposition croyante qui nous habite tous avec des intensités variables. Elle ne concerne plus que ceux chez qui cette aptitude est naturellement vigoureuse ou chez qui les circonstances de la vie l'ont éveillée, mais elle est irréductible. Ce déplacement de l'ordre social à l'option existentielle change le statut, le sens et le foyer de définition des croyances religieuses. Il représente un nouveau départ pour elles. Sans doute en résultera-t-il de grands effets de recomposition dans le futur dont nous ne pouvons encore rien dire pour le moment.

Sans doute. Mais les sociologues des religions insistent beaucoup sur le fait qu'aujourd'hui ce sont surtout des formes bricolées de religiosité qu'on rencontre partout.

C'est vrai dans une large mesure. On comprend pourquoi. Ce qui donne sens à l'adhésion religieuse s'est complètement transformé. On en attendait qu'elle vous livre la clé de l'ordre des choses, on allait y chercher la conformité à la loi commune, on entendait se plier à une vérité extérieure et supérieure. On lui demande désormais de répondre à une aspiration intensément personnelle, à part et au-delà de ce dont la politique délibère et de ce que les sciences vous apprennent. D'où ce travail d'ajustement à une exigence immédiatement ressentie, qui sert de boussole, là où l'effort des anciens croyants se dirigeait spontanément, à l'opposé, vers la justification de l'orthodoxie. D'où également la forte orientation de ce bricolage vers la conduite de l'existence, la morale, la sagesse, la quête d'une règle de vie, bref, tout ce qui regarde l'accord intime de la personne avec elle-même dans ses actes, une orientation qui amène les spiritualités contemporaines à confluer vers la culture psychologique propre à l'individualisme le plus extra-religieux.
La limite du constat, c'est que la dimension sociale de l'adhésion religieuse n'a nullement disparu pour autant. La recherche d'une société idéale des esprits communiant dans une même vérité, y compris à travers le temps, demeure un de ses moteurs. On ne croit pas pour soi tout seul ; on veut toujours croire avec d'autres. Il est acquis que cette croyance ne peut plus commander la grande société ; mais cela ne lui interdit pas de former le lien d'une petite société à l'intérieur de la grande. Cette dimension sociale est, du reste, ce que la pathologie sectaire nous montre à l'état exacerbé. Aussi le bricolage obligé compose-t-il volontiers avec la fidélité à l'institution et à la tradition. La pente n'est pas à l'émiettement complet. On se fabrique sa version du message, mais on entend s'inscrire dans la continuité d'une transmission du message qui vient de loin et dans le cadre d'une communauté de partage. Ce pourquoi j'inclinerais à penser que les renouvellements à venir se feront de l'intérieur des grandes traditions.
Mais le phénomène le plus révélateur du moment n'est pas le bricolage religieux ; il est la religiosité qui s'ignore. Beaucoup de jeunes rêveurs qui se veulent modernes jusqu'au bout des ongles et qui se pensent affranchis de ces vieilleries à peine imaginables sont des mystiques sans le savoir à la recherche d'une expérience spirituelle. Fête, transe, vertige, états modifiés de conscience obtenus par la musique ou par des substances idoines : c'est toujours de l'accès à un autre ordre de réalité qu'il s'agit. La place prise par les drogues dans nos sociétés s'explique par là pour une part non négligeable. Elle relève de l'aspiration à fuir la prison du quotidien. Mais il faudrait parler dans le même sens de ce que représente l'ascèse sportive aujourd'hui dans notre culture, de ce qui se joue dans le travail sur le corps, l'éthique de l'effort, la quête du dépassement de soi. Le phénomène concerne éminemment la haute culture. La religion séculière de l'art s'est éteinte en même temps que les religions politiques. Elle n'est plus tenable en tant que discours spéculatif. Mais l'expérience de l'art demeure, sans plus de discours spéculatif, une expérience intime d'ordre spirituel pour beaucoup de gens, même de loin, même sur un mode allusif et décoloré. Ce qui se cherche dans l'extase musicale ou dans le ravissement par le verbe, c'est le passage dans un monde impalpable et plus plein que celui qui nous est ordinairement donné. Bref, l'animal métaphysique ne se connaît plus pour tel, mais cela ne l'empêche pas d'exister.

Fuite dans des paradis artificiels, cloisonnement forcené des individus, désaffection du politique, est-ce tout cela qui vous donne le sentiment que nous sommes entrés dans un nouveau cycle de crise ?

On pourrait croire, en effet, qu'il existe quelque chose comme un cycle, une loi des fins de siècle, les années 1880, les années 1980… En réalité, les ressemblances formelles cachent une dissemblance substantielle. Les facteurs de crise sont essentiellement différents d'un siècle à l'autre. C'est tout simplement que nous vivons sur l'acquis des solutions apportées aux problèmes qui obsédaient nos devanciers. Ce qui faisait difficulté pour eux ne le fait plus pour nous. En revanche, ce travail de dépassement des problèmes anciens en a fait apparaître de nouveaux, auxquels nul n'avait pu songer jusque là.
Le trait inédit autour duquel tournent nos difficultés est le déploiement d'une démocratie centrée sur les droits individuels. (…) Il en résulte une relance de la problématique démocratique, sommée de se redéfinir de part en part afin de donner aux individualités de droit la place qu'elles sont désormais fondées à réclamer dans la vie publique. Défi immense, dès qu'on y songe avec un regard un tant soit peu distancié, qui ne va pas sans une série de bouleversements qui frappent d'incertitude l'existence politique de nos sociétés.


Marcel Gauchet, La condition historique, Stock, 2003


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