Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : "De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse, sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.


Chateaubriand


Mémoires d'outre-tombe est une autobiographie de François-René de Chateaubriand en 44 livres publiés en 1848. Il a commencé à l'écrire en 1809 et l'a achevée en 1841. On divise cette œuvre en 4 parties distinctes: livres 1 à 12, carrière de soldat et de voyageur, livres 13 à 18, carrière littéraire, livres 19 à 34, carrière politique et les livres 35 à 44 retracent la fin de sa vie. Le projet initial, "Mémoires de ma vie", dont la préface fut écrite en 1809, sera remanié et approfondi pour devenir ce que nous connaissons maintenant sous le nom de "Mémoires d'outre-tombe". Ce nouveau titre s'explique par la volonté de l'auteur de faire publier l'ouvrage 50 ans après sa mort mais, pour des raisons financières, il fut contraint "d'hypothéquer sa tombe" (sic) en publiant les premiers livres de ses mémoires de son vivant.
S'ils comportent des traits qui les rapprochent du genre littéraire des "mémoires" (au sens classique du terme, comme les "Mémoires de Saint-Simon"), les "Mémoires d'outre-tombe" s'inspirent également des "Confessions" de Rousseau, dans le sens où Chateaubriand traite - outre les événements politiques et historiques auxquels il assiste - de détails de sa vie privée et de ses aspirations personnelles. L'auteur traite donc des événements historiques majeurs dont il fut témoin (révolution, république, empire, restauration, monarchie de juillet) mais en même temps nous dévoile son "moi" intérieur, peu perceptible dans ses autres œuvres.C'est également dans cet ouvrage que l'on trouvera quelques-uns des meilleurs exemples de prose poétique, un genre où Chateaubriand excellait. D'autre part la mélancolie de l'œuvre contribuera à faire de Chateaubriand l'idole de la jeune école de romantiques français, dont Victor Hugo qui, étant enfant, écrira dans ses cahiers : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » De plus le célèbre auteur des Misérables et de Notre-Dame de Paris entre autres, dira: "Dans les Mémoires d'Outre-Tombe on retrouve l'essence même de la littérature et d'un récit autobiographique".