Depuis son élection, l'Elysée est devenue une source d'émission constante de signes qui dérangent (le protocole, le décorum) ou perturbent (les rites, les rythmes), en tout cas qui excitent (la curiosité, l'imagination). Jamais, en retour, l'exercice rhétorique du pouvoir n'avait suscité une telle passion de l'interprétation.
L'égyptologie élyséenne connaît une manière d'âge d'or. La médiasphère s'affole pour un mot, un geste. Comme l'amant jaloux chez Proust scrute le moindre signe sur le visage de l'aimée, elle décrypte sans relâche, guette l'apparition des tics, un léger boitillement, la sueur qui perle soudain sur le front présidentiel. Qu'il retire sa montre Rolex, délaisse ses Ray-Ban sous le soleil aveuglant d'Afrique du Sud, abandonne ses jeans et ses tenues de jogging pour des costumes et des chaussures de ville, même sur un plateau enneigé, et c'est une pluie de commentaires qui s'abat sur la médiasphère médusée, épluchant le signifiant mis à mal. Qu'il trébuche dans la neige sur le plateau des Glières, et un internaute va jusqu'à citer Malraux : ‘Alors, commence la grande trahison de la neige… »
Il en va désormais des carrières politiques comme des entreprises. Elles dépendent moins des résultats obtenus que de la perception qu'en ont leurs commanditaires, l'opinion ou les actionnaires. Une chute dans les sondages est aussi grave qu'un krach boursier. La cotation d'un président sert d'assiettes à tant d'autres fortunes sur le marché des valeurs politiques. La cosmétique prime la cohérence, et la beauté des hommes et des instituions est devenue synonyme de flexibilité, d'adaptation. L'homme politique, comme le chef d'entreprise, doit manifester sans cesse sa versatilité. Son récit doit changer. La saison 1 du sarkozysme fut riche en rebondissements : du divorce avec Cécilia au désamour de l'opinion. La saison 2 verra le retour à l'équilibre familial et national. C'est la fin du bling-bling, le retour du sérieux, la présidentialisation du président, dont la réception à Londres par la reine d'Angleterre vaut adoubement, et la nuit passée dans la chambre « nuptiale » au château de Windsor consécration du couple présidentiel, pour ne pas dire couronnement.
Changer de style ou de cap ? Les avis divergent. Mais l'impératif du changement s'impose à tous. Il vaut à droite comme à gauche, où l'étoile ségoléniste pâlirait, à ce qu'on dit, confrontée à la montée en puissance d'une gauche sérieuse de gestionnaires et d'élus locaux. Collomb, Aubry, Delanoë et… Dany Boon. Le succès de son film, Bienvenue chez les Ch'tis, confirmerait, selon Paris Match, « la revanche des antifrime », la victoire du peuple sur le people. » Dans un monde qui bouge beaucoup, écrit l'hebdo sémiologue, c'est le village immuable, les frites, le lavoir et les sabots de la grand-mère. Avec Dany Boon, les Français retrouvent le Nord. »
« Je suis complètement à l'ouest, réplique l'acteur avec drôlerie (…) J'entends les analyses sociologiques sur le terroir. La France d'en bas. Foutaises. » Et il a raison. L'actorat remplaçant l'action politique, et les fictions du président la fonction présidentielle, voilà les comédiens sommés de jouer les sociologues et les comédies transformées en oracles…
Celui qui avait lancé sa campagne par cet aveu imprudent – « J'ai changé » - est désormais pris au mot. « Changez ! » lui intime un hebdomadaire. « Peut-il changer ? » s'interroge un autre. « Peut-il entendre ? » persifle un troisième. « Il faut beaucoup de calme à la place qui est la mienne, il faut beaucoup de sang-froid », proteste l'impétrant, sommé de répéter à tout bout de champ sa promesse présidentielle comme un Francis Cabrel du changement : « J'ai changé. Je change. Je changerai… »
Mais l'opinion, incrédule, ne s'en laisse pas conter. L'élection ne fait plus le président. L'audience doit l'entériner. On l'observe, on commente les signes de sa mue. On spécule sur sa capacité à « faire président », l'une de ces formules enfantines dont il a le secret et qui le rendrait presque attendrissant. Le pays tout entier se presse au chevet de l'homme qui change. Le gendre de Lacan, appelé en consultation, diagnostique « un déficit de surmoi causé par une indifférenciation du moi et du ça » et recommande un « adjuvant », un appui extérieur, rôle joué jadis par Cécilia, qui « savait lui dire non, lui poser des limites ». Mais Carla saura-t-elle s'initier à ce rôle inédit pour une première dame : « auxiliaire du surmoi » ? La formule est digne d'un nouveau Molière, elle l'appelle et le précède, un Molière médiologue, auteur d'un « Psychanalyste malgré lui ». A moins qu'elle ne confirme simplement ce jugement avisé de Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »

Christian Salmon, écrivain.

Dans LE MONDE du 29 mars 2008