XIV

« Tchaïkovski touchait alors à l'apogée de sa gloire. On avait organisé le concert d'inauguration de Pavlovsk en hommage au chef incontesté de l'école russe. Une ouverture d'Anton Rubinstein qui avait été son maître à Saint-Pétersbourg, puis le quatuor d'un de ses élèves; Sergueï Ivanovitch Taneiev, précédaient Souvenir de Florence. Les musiciens avaient déjà pris place sur l'estrade et accordé leurs instruments. On n'attendait plus que le grand-duc Constantin. Une estafette du château se montra à la porte. L'assistance, croyant que le cousin du tsar arrivait, se leva. Le directeur de la salle prit connaissance du billet qu'on lui avait remis puis monta sur l'estrade pour présenter les regrets du grand-duc. Un empêchement de dernière minute avait retenu Son Altesse.
« Mauvais présage, si Constantin a peur de cautionner Piotr Ilitch », murmura Anatole en me jetant un coup d'œil entendu.
Les deux premières œuvres n'éveillèrent qu'une approbation polie. On n'était venu que pour le sextuor. Dès le fortissimo abrupt de l'attaque, un frémissement parcourut l'auditoire. J'avais beau me défendre contre la tentation d'associer la musique de Tchaïkovski à ce que je venais d'apprendre de sa vie privée, il m'était impossible de ne pas établir le lien.
La plupart de ses œuvres, j'en étais familier depuis longtemps. A l'instar des milliers de ses admirateurs dans le monde, j'écoutais la sérénade, les symphonies, les concertos, les trois quatuors, le trio comme l'émanation la plus accomplie de l'âme slave, mélange d'aspiration à l'infini et de retombées mélancoliques. Impuissant à me dégager de cette lecture superficielle, je me contentais de ce qui plaît à l'immense majorité du public. En amateur type de Tchaïkovski, qui s'identifie à ce qu'il croit être les émotions du compositeur, je me laissais tour à tour violenter par les dissonances agressives, bouleverser par les plaintes torturantes, apaiser par les cadences élégiaques du plus russe des Russes.
Pour la première fois aujourd'hui, l'origine de cette musique m'était connue. Elle ne prend sa source ni dans l'âme slave ni dans aucun des états psychologiques que partage l'assistance, mais dans un secret infamant.Tant que dura l'allegro con spirito initial, je me demandai comment, de cette nature viciée, avait pu jaillir cette admirable phrase au violon, qui déroule une rêverie vaporeuse et meurt dans un contre-chant exalté. Est-ce le propos de la musique que de transformer en or l'innommable ? Cet art n'est-il que mensonge et tromperie ? Une fois de plus j'observais, sur le visage extasié de mes voisines, l'extraordinaire fascination qu'exerce sur leur sensibilité l'œuvre d'un homme qui règne par la fraude sur les cœurs féminins.
Le deuxième mouvement du sextuor, adagio cantabile e con moto, confirma mes soupçons. Dire que j'avais écouté à Moscou ce morceau, sans y distinguer autre chose qu'un merveilleux dialogue entre le violon et le violoncelle ! Et non moins merveilleux, il me parut ce jour-là, l'un des sommets de tout ce qu'on a jamais écrit pour la musique de chambre. Même ce libertin, ce cynique d'Anatole ferma les yeux lorsque, sur des triolets en pizzicati joués en sourdine par les quatre autres solistes comme les accords d'une sérénade, une longue aria, pure et sans heurts, se déploya au premier violon, bientôt reprise par le premier violoncelle.
Les deux instruments continuèrent à dialoguer affectueusement, de manière à justifier le sous-titre du sextuor. Entre la douceur provocante de leur mélodie et l'imitation de la mandoline par les cordes pincées au second plan, on se croyait à San Miniato, par un crépuscule d'été, sur la terrasse au-dessus de la ville. Souvenir de Florence, réminiscence attendrie des coupoles, des tours, des flèches dessinées contre le ciel, dans la gloire estompée du soleil couchant. Echange de deux voix, aussi suave qu'un duo d'opéra romantique, sur fond d'arpèges amortis. Trilles et caresses d'un bel canto cajoleur. Frôlement de deux têtes, rapprochées sous les premières étoiles…
Seulement, à peine revenu de mon ravissement, je fus pris d'une sorte d'effroi en m'avisant que Piotr Ilitch, à l'abri de cette Toscane de soupirs et de charme évoquée d'une main si légère, s'était livré à la plus impudique confession, au plus choquant (selon mon opinion de naguère) étalage d'émotions prohibées. Ah ! le joli souvenir, vraiment ! Ce violon qui avait entamé la mélodie, n'était-ce pas la voix claire de quelque ragazzo des rues ramené sur la colline dans la calèche fermée du compositeur ? Et, dans ce violoncelle qui se mourait d'impatience, n'entendais-je pas la voix grave de l'homme mûr, de l'adulte anxieux de plaire au garnement, en contrefaisant le chant du vaurien par une imitation aussi parfaite que possible ?
Plus j'écoutais, plus grandissait mon malaise. Les deux voix étaient maintenant enlacées dans une étreinte amoureuse, les règles du contrepoint ne servant qu'à parfaire leur union. Combien chaque instrument, me disais-je, se distingue par un caractère particulier, correspondant au rôle qu'il symbolise ! Le violon, clair et pointu, dessine les omoplates saillantes et la silhouette dégingandée d'un jouvenceau acerbe, le violoncelle, par ses hanches renflées et son abdomen confortable, la taille épaissie du quinquagénaire. La pure joie d'exister se dégage du violon, une innocence, une jeunesse triomphante, aussitôt rattrapée par le halètement du violoncelle. Il a ondulé dans l'ombre avant de jeter sur sa proie ses tentacules insidieuses. Sous ses accords pesants, il l'enserre, il l'étouffe, il la force peu à peu à se mêler à lui, à l'épouser, à fondre leurs différences dans une communion exaltée. Le double chant, devenu un par la pénétration réciproque, meurt ensuite et s'éteint, tandis que les pizzicati, égrenant leurs notes comme un concert de grillons nocturnes, prolongent l'extase du couple épuisé…
Quelle inconvenance ! pensais-je en me ressaisissant. Quelle effronterie ! Les circonstances de la création du sextuor eussent à elles seules justifié mon blâme. Alors que la primeur de ses œuvres revenait d'habitude à Moscou, Tchaïkovski s'était rendu tout exprès, en novembre dernier, à Saint-Pétersbourg, pour y créer son Souvenir de Florence. Et pourquoi avait-il pris cette peine, si contraire à ses habitudes ? Parce qu'en novembre dernier, justement, Vladimir s'était transféré d'Ukraine dans la capitale, pour entrer au régiment Sémionovski. Simple coïncidence ? On ne m'y prendrait plus, à être la reine des pommes. Une déclaration d'amour en bonne et due forme, voilà ce que renfermaient ces notes en apparence si déliées.
Dans la voix du violoncelle, je percevais maintenant la prière humiliante de celui qu'aucune rebuffade ne décourage et qui continue à espérer un improbable retournement de faveur. Il met tout en jeu pour se faire agréer : l'éloquence, l'élan passionné, la palpitation fiévreuse, le ralentissement langoureux. Il minaude, s'étire, se gonfle de soupirs voluptueux, s'affaisse en chuchotements veloutés…
Comme une femme, murmurais-je en moi-même. Et aussitôt, je m'avisai que le violoncelle, en dépit de ces sonorités de bronze, porte un nom qui se termine par une désinence féminine, l'e muet des caresses et des grâces, alors que le violon, féminin par son registre aigu, se prévaut d'un vocable ramassé, deux syllabes laconiques. Oui, dans cet appariement insane, c'est celui qui devait se conduire en homme qui dessine des sinuosités serpentines, qui se glisse, se traîne, ondoie en courbes moelleuses, câline et cajole et se tord en méandres serviles, tandis que le violon oppose à ces manœuvres de séduction la pureté et l'indifférence de son chant rectiligne.
Ainsi, l'oncle à genoux, rampant devant le neveu intraitable…


Dominique Fernandez, TRIBUNAL D'HONNEUR, Grasset & Fasquelle, 1996 (existe en Poche)