Détachée du manichéisme idéologique, la violence des journées de Mai a pu même apparaître comme une manifestation ludique exactement à rebours du terrorisme actuel qui, en son tréfonds, reste tributaire du modèle révolutionnaire strict, organisé autour de la guerre des classes, autour des dispositifs avant-gardistes et idéologiques, ce qui explique sa coupure radicale avec les masses indifférentes et décrispées. Cela dit, en dépit de son encadrement idéologique, le terroriste rejoint néanmoins, par un étrange paradoxe, la logique de notre temps, les discours durs de légitimation d'où procèdent attentats, « procès », enlèvements étant devenus totalement vides, déconnectés de tout rapport au réel à force d'intumescence révolutionnaire et d'autisme groupusculaire. Procès extrémiste en vue de lui-même, le terrorisme est une pornographie de la violence : la machine idéologique s'emballe d'elle-même, perd tout ancrage, la désubstantialisation gagne la sphère du sens historique, se déployant comme violence hard, surenchère maximaliste et vide, spectre livide, carcasse idéologique lyophilisée.

Mai 68, on l'a dit, est à double face, moderne par son imaginaire de la Révolution, post-moderne par son imagination du désir et de la communication, mais aussi par son caractère imprévisible ou sauvage, modèle probable des violences sociales à venir. A mesure que l'antagonisme de classe se normalise, des explosions surgissent ici et là, sans passé ni futur, qui disparaissent avec la même fulgurance que leur apparition. A présent, les violences sociales ont souvent ceci de commun qu'elles n'entrent plus dans le schéma dialectique de la lutte des classes articulée autour d'un prolétariat organisé : les étudiants dans les années soixante, aujourd'hui jeunes chômeurs, squatters, Noirs ou Jamaïquains – la violence s'est marginalisée. Les émeutes qui se sont déroulées récemment à Londres, Bristol, Liverpool, Brixton illustrent le nouveau profil de la violence, quel que soit le caractère racial de certains de ces affrontements. Si la révolte libertaire des années soixante était encore « utopique », porteuse de valeurs, de nos jours, les violences qui enflamment les ghettos se détachent de tout projet historique, fidèles en cela au procès narcissique. Révolte pure du désœuvrement, du chômage, du vide social. En liquéfiant la sphère idéologique et la personnalité, le procès de personnalisation a libéré une violence d'autant plus dure qu'elle est sans espoir, no future, à l'image de la nouvelle criminalité et de la drogue. L'évolution des conflits sociaux violents est la même que celle de la drogue : après le voyage psychédélique des années soixante, marque de contre-culture et de révolte, l'ère de la toxicomanie banalisée, celle de la déprime sans rêve, la défonce lumpen aux médicaments, aux vernis à ongles, au kérosène, aux colles, solvants et laques pour une population de plus en plus jeune. Ne reste qu'à casser du bobby ou du Pakistanais, à incendier les rues et immeubles, quand ce ne sont pas les bibliothèques, à piller les magasins à mi-chemin de la défonce et de la révolte. La violence de classe a cédé le pas à une violence de jeunes déclassés, détruisant leurs propres quartiers, les ghettos s'enflamment comme s'il s'agissait d'accélérer le vide post-moderne et terminer dans la rage le désert qu'accomplit par d'autres moyens le procès cool de personnalisation. Ultime déclassement, la violence entre dans le cycle de résorption des contenus ; conformément à l'ère narcissique, la violence se désubstantialise dans une culmination hyperréaliste sans programme ni illusion, violence hard, désenchantée.


Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain, NRF essais, Gallimard, 1989