L'âge moderne était hanté par la production et la révolution, l'âge post-moderne l'est par l'information et l'expression. On s'exprime, dit-on, dans le travail, par les « contacts », le sport, les loisirs, à telle enseigne qu'il n'est bientôt plus une seule activité qui ne soit affublée du label « culturel ». Ce n'est même plus un discours idéologique, c'est une aspiration de masse dont le dernier avatar est l'extraordinaire foisonnement des radios libres. Nous sommes tous des disc-jockeys, des présentateurs et des animateurs : branchez la FM, vous êtes pris par un flot de musiques, de propos hachés, d'interviews, de confidences, de « prise de parole » culturelle, régionale, locale, de quartier, d'école, de groupes restreints. Démocratisation sans précédent de la parole : chacun est invité à téléphoner au standard, chacun veut dire quelque chose à partir de son expérience intime, chacun peut devenir un speaker et être entendu. Mais il en va ici comme pour les graffiti sur les murs de l'école ou dans les innombrables groupes artistiques : plus ça s'exprime, plus il n'y a rien à dire, plus la subjectivité est sollicitée, plus l'effet est anonyme et vide. Paradoxe renforcé encore du fait que personne au fond n'est intéressé par cette profusion d'expression, à une exception non négligeable il est vrai : l'émetteur ou le créateur lui-même. C'est cela précisément le narcissisme, l'expression à tout-va, la primauté de l'acte de communication sur la nature du communiqué, l'indifférence aux contenus, la résorption ludique du sens, la communication sans but ni public, le destinateur devenu son principal destinataire. D'où cette pléthore de spectacles, d'expositions, d'interviews, de propos totalement insignifiants pour quiconque et qui ne relèvent même plus de l'ambiance : autre chose est en jeu, la possibilité et le désir de s'exprimer quelle que soit la nature du « message », le droit et le plaisir narcissique à s'exprimer pour rien, pour soi, mais relayé, amplifié par un medium. Communiquer pour communiquer, s'exprimer sans autre but que de s'exprimer et d'être enregistré par un micropublic, le narcissisme révèle ici comme ailleurs sa connivence avec la désubstantialisation post-moderne, avec la logique du vide.

Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain, NRF essais, Gallimard, 1989.