En ce temps-là (dans les années cinquante soixante), boule rase et blouse grise, j'étais un élève modèle dans mon petit séminaire austère. On faisait ses Humanités, comme on disait à l'époque. Le grec et le latin étaient à l'honneur, Bordas était notre Bible, un certain Calvet peut-être aussi, en moins rutilant. J'étais 1er de classe à peu près en tout (sauf en gymnastique), François L. était mon plus sérieux concurrent (surtout en Histoire !). Année après année, je collectionnais les billets d'honneur qui étaient roses et les livres de Prix fin juin (ils étaient ennuyeux car c'était souvent des vies de Saints). J'adorais déjà les mots, les strophes bien rythmées, les alexandrins fiers et musclés, les métaphores et les harmonies imitatives – « La foudre au Capitolin tombe ! » – et j'étais tout à mon affaire lorsqu'il s'agissait d'apprendre par cœur puis de réciter, bien droit à côté du banc, en mettant de l'expression. Comme j'étais ému et intimidé ! Pourquoi ces lambeaux de poésies ont-ils résisté à l'usure du temps… à tous les sédiments qui se sont accumulés sur ces années studieuses et en définitive heureuse ? Je ne saurais le dire.

J'ai décidé l'été dernier (l'été de mes 60 ans) de ratisser ma mémoire, de partir à la recherche de ces mots enchantés et de reconstituer, l'un après l'autre, le puzzle de mes poésies d'enfance, les plus belles, les plus impérissables. Surprise, surprise… Avec un moteur de recherche, ce devrait être facile, non ? Par exemple, si aujourd'hui je tape « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal»… Etrange aventure que cet extrait tout frais. La nuit dernière, la phrase en question me réveille, m'obsède et me refile… la migraine ! Au dehors, la tempête fait rage, le cèdre géant mugit, il pleut à verse. O. se réveille, m'interroge. « Ça va pas ? Tu dors pas ? » Je lui cite à mi-voix la phrase qui m'obsède. Du tac au tac, rebondissant sur la rime, il cite d'une voix empâtée par le sommeil : « … ivres d'un rêve héroïque et brutal. » Stupeur ! Les phrases seraient-elles faites pour s'épouser ? Font-elles partie de la même poésie ? Mon compagnon n'en sait rien, il ne se souvient plus… mais ce poème lui est très familier pour l'avoir tant de fois récité. Au petit déjeuner, il me récitera d'ailleurs sans hésiter deux strophes entières. Nous parions déjà sur l'auteur, tandis que P. éclate de rire, amusée par notre joute oratoire : Théodore de Banville ou José-Maria de Heredia ?

La suite plus bas… et c'est vraiment superbe ! Merci Google !


LES CONQUÉRANTS

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;

Ou, penchés à l'avant des blanches caravelles,
lis regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.


J.-M. de Heredia, LES TROPHEESDEDICACE

À Leconte de Lisle
C'est à vous, cher et illustre ami, que j'aurais dédié ces Trophées, si le respect d'une mémoire sacrée qui, je le sais, vous est chère aussi, ne m'eût interdit d'inscrire un nom, si glorieux soit-il, au frontispice de ce livre.
Un à un, vous les avez vus naître, ces poèmes. Ils sont comme des chaînons qui nous rattachent au temps déjà lointain où vous enseigniez aux jeunes poètes, avec les règles et les subtils secrets de notre art, l'amour de la poésie pure et du pur langage français. Je vous suis plus redevable que tout autre : vous m'avez jugé digne de l'honneur de votre amitié. J'ai pu, au cours d'une longue intimité, comprendre mieux l'excellence de vos préceptes et de vos conseils, toute la beauté de votre exemple. Et mon titre le plus sûr à quelque gloire sera d'avoir été votre élève bien aimé.
C'est pour vous complaire que je recueille mes vers épars. Vous m'avez assuré que ce livre, bien qu'en partie inachevé, garderait néanmoins aux yeux du lecteur indulgent quelque chose de la noble ordonnance que j'avais rêvée. Tel qu'il est, je vous l'offre, non sans regret de n'avoir pu mieux faire, mais avec la conscience d'avoir fait de mon mieux.
Recevez-le, cher et illustre ami, en témoignage de mon affectueuse gratitude, et comme il serait malséant de clore sans le vœu traditionnel une épître liminaire, quelque brève qu'elle soit, permettez que je vous souhaite, à vous et à tous ceux qui feuilletteront ces pages, de prendre à lire mes poèmes autant de plaisir que j'eus à les composer.

José-Maria de Heredia