Entre l'époque en1991, où vous avez publié Le coût de l'excellence et aujourd'hui, où cet ouvrage est réédité, comment ont évolué les mœurs dans l'entreprise ?

Nous étions alors au cœur de la culture et du management par excellence. Telle était la bible des grandes entreprises. Ce courant venait des multinationales américaines comme IBM ou Hewlett Packard. On assistait à une course vers la « qualité totale » par rapport à soi-même, aux clients, à l'entreprise, au produit fabriqué. Il y avait là une dimension économique, bien sûr, mais aussi idéologique et morale, imprégnée de culture protestante, et cela se traduisait par une exigence de performance tous azimuts. Cependant, j'ai perçu, assez vite après la publication de ce livre, vers 1993-1994, un changement sensible : dans les entreprises, les gens parlaient beaucoup de problèmes liés au temps. Ils racontaient qu'ils vivaient dans une urgence devenue permanente, avec une obligation d'hyperréactivité, de réponse dans l'instant.

Quels étaient les aspects les plus visibles de ce changement ?

Cela s'est produit exactement au moment où étaient en train de se répandre dans le grand public et dans la vie des entreprises le fonctionnement par Internet, le début des mails, les téléphones portables, les signaux d'appel sur les lignes téléphoniques indiquant que quelqu'un souhaite vous joindre, bref, toutes les technologies de la communication instantanée. Ces technologies entraînaient une sorte d'obligation à réagir dans l'immédiat.

Emergeaient-elles pour répondre à l'exigence d'urgence ?

Je dirais plutôt l'inverse. Ce sont ces technologies qui ont induit une façon d'agir, de penser, de se comporter en entreprise, qui a entraîné le règne du court terme absolu. Mais il est vrai qu'elles ne sortaient pas de rien, qu'elles étaient, en réalité, le point ultime d'aboutissement d'une logique d'accélération sous-jacente à toute l'évolution du capitalisme. Car plus les machines tournent vite, plus le taux de profit est élevé. Il faut donc toujours gagner plus de temps car le temps, c'est de l'argent. Du coup, l'urgence qui était limitée à des domaines précis comme celui du médical, s'est banalisée.Or, qu'est-ce que l'urgence, sinon une action qui doit être faite sans délai, faute de quoi se produit l'irréversible ? Et qu'est-ce que l'irréversible, sinon la mort ? Il est clair que ce qui sous-tend l'urgence, c'est la mort. Par exemple, l'urgence humanitaire suppose que les populations sont en danger de mort…

Et cette crainte de la mort a envahi l'entreprise ?

Oui, parce que la compétition, jusque là limitée à l'espace par la conquête de nouveaux marchés, a basculé dans le champ du temps. Il faut aller plus vite que les autres pour survivre dans un contexte de concurrence toujours plus effrénée à l'échelle mondiale. A cela s'ajoute la dictature des marchés financiers, lesquels s'ajustent à la seconde pour que les actionnaires puissent connaître à tout instant le cours de leurs actions afin d'en tirer le meilleur profit.

Cette focalisation sur le court terme et l'immédiateté n'est-elle pas préjudiciable à la stratégie de l'entreprise ?

Evidemment. Et ceci est accentué par le fait qu'il est maintenant nécessaire de faire des comptes trimestriels et non plus annuels. Certains patrons témoignent qu'ils n'ont plus le temps de s'occuper de la dimension stratégique des choses et qu'ils sont parfois amenés à différer des décisions d'investissement qui seraient bonnes à long terme pour satisfaire des actionnaires qui, eux, sont focalisés sur une rentabilité à court terme. D'où quantité d'effets pervers.

Est-il possible d'échapper à cette logique ?

Les entreprises doivent prendre conscience du moment où leur fonctionnement entraîne des contre-effets. Actuellement, il se produit souvent une sorte de rupture entre la tête de l'entreprise, qui fonctionne selon une logique « Wall Street », et le reste de l'entreprise qui fonctionne selon une autre logique, laquelle a besoin de long terme, de temps de prise en compte de la dimension humaine des choses. Concernant les personnes, le management par l'urgence est une pression à la performance inouïe conduisent à ce que certains salariés ou travailleurs ne puissent plus du tout lever le pied.

A l'heure où plus personne ou presque ne remet en cause le capitalisme, est-ce à dire qu'il faut, en tout cas, le réformer ?

C'est en effet le seul système qui ait permis l'enrichissement global des populations, aussi n'est-on pas dans une perspective de remise en cause du système capitaliste. Mais dans ce cadre, sans doute y a-t-il moyen d'aménager la vie : des entreprises gèrent cela mieux que d'autres, le secteur d'activité joue un rôle, la personnalité du patron aussi. Toutefois, la mondialisation en marche et la montée en puissance de nouveaux compétiteurs obligent à la course.
Regardez la Chine et l'Inde qui montent en régime et vous comprendrez qu'on ne va pas vers un ralentissement. Certains suicides sur les lieux de travail, qui se produisent aujourd'hui du fait d'une extrême pression à la performance imposée dans un climat d'urgence permanente, ne sont pas non plus pour nous rassurer.

L'irréversibilité du système invite donc à trouver des solutions…

Il existe des gens qui fonctionnent bien dans un rythme soutenu, et même dans l'urgence, à condition qu'ils aient leur autonomie. Certains tempéraments carburent ainsi. D'autres au contraire ont besoin de plus de temps et de recul. Dans l'idéal, il faudrait donc prendre en compte la différence des tempéraments en attribuant des postes adaptés aux uns comme aux autres, et que chacun cerne mieux ce pour quoi il est fait. Mais ce qui est sûr, c'est que le rythme global ne ralentira pas. En revanche, beaucoup de configurations humaines interviennent dans les processus. Quoi qu'il en soit, ni l'entreprise ni les personnes n'ont intérêt à se trouver totalement dans la cavalcade du court terme. Il est bon d'introduire un peu de stratégie dans sa propre vie.

Propos recueillis par Louis de Courcy in LA CROIX du vendredi 30 novembre 2007 Forum & Débats

Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de l'excellence, Seuil, coll. Economie humaine, 1991, réédition 2007, 343 p., 25 euros.

Le Culte de l'urgence, la société malade du temps, Champs Flammarion, 375 p. 8 euros.