16 – CONTRE LES INSOMNIES

Des soucis, des tracas, un projet qui n'avance pas, le travail poursuivi jusque vers minuits, et vous voilà tout fébrile encore sous la couette, avec un flot d'images qui ne tarit pas. Comment s'endormir ?
Vous avez compté déjà plus de mille moutons, et il en arrive toujours. Que faire ? Rien pour l'instant.
Mais dès le lendemain matin, filez dans une librairie et achetez Les Amours jaunes de Tristan Corbière. Choisissez le poème intitulé « Rondel », et lisez plusieurs fois pendant les jours qui suivent.
En une semaine, vous le connaîtrez par cœur, et, dès que le sommeil vous fuira, fermant les yeux, tranquillement vous vous réciterez les trois strophes magiques qui vous berceront, jusqu'à l'oubli. Donnez à chaque strophe le bercement tranquille d'un bateau qui dérive sur l'eau calme, disparaît, s'en va… s'en va… s'en va… s'en va… s'en va…

RONDEL

Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours ;
Dors… en attendant venir toutes celles

Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !

Entends-tu leurs pas ?... Ils ne sont pas lourds :
Oh ! les pieds légers ! – l'Amour a des ailes…
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Entends-tu leurs voix ?... Les caveaux sont lourds.

Dors : il pèse peu, ton faix d'immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur tes demoiselles…
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !


Tristan CORBIERE


Chronique signée J.-J J.
alias Jean-Joseph Julaud, Ça ne va pas ? Manuel de poésiethérapie, le cherche midi éditeur, 2001


Tristan Corbière
[1845 - 1875]

«Fais de toi ton œuvre posthume ».
Edouard Joachim dit Tristan Corbière,

Tristan Corbière, de son vrai nom Édouard Joachim, fils d'un officier de marine qui eut son heure de gloire en tant qu'écrivain et romancier de renom régionaliste, passe la jeunesse désœuvrée et triste d'un dandy désabusé. Voyages (en Italie notamment), séjours dans des villes de cure, amours malheureuses sont les seules expériences de sa brève existence. Il en tira la matière de son œuvre unique, le recueil poétique les «Amours jaunes», publié en 1873 à compte d'auteur. Cette œuvre s'avère moins magnifique que celles de Rimbaud ou de Lautréamont, mais, se doit tout de même d'être citée aux côtés des leurs: comme elles, cette œuvre est porteuse d'une analogue révolte contre l'existence et d'un semblable refus dans la forme même. «On aime jaune comme on rit jaune», précisait Corbière donnant de la sorte la clé de son recueil grinçant. Il lui faut crier sa détresse de breton errant en la transformant en art, mais rester fidèle à celle-ci par une anti-forme qui dénie toute beauté, toute récupération esthétique. Il faut travailler des vers boiteux, disloqués comme le corps qui les écrivait, reniés par les interruptions de tirets et de points de suspension, récusés d'images triviales ou de rejets dérisoires. Il faut cultiver, pratiquer l'imperfection même, au risque lucide d'être banni de l'art officiel ou classique, au risque de se voir classer parmi les poètes dits «maudits». Ces poèmes, surtout connus du public grâce à Verlaine, qui cite Corbière dans les Poètes maudits (1883).Il fut un des premiers à avoir eu le courage de faire passer la sincérité de son malaise avant l'apaisement harmonieux que doit produire la bonne forme. Les images délibérément crues et aux rythmes heurtés de ses Amours Jaunes, emporta l'adhésion des symbolistes, puis des surréalistes: T.S. Eliot ou Ezra Pound admirèrent en lui un lointain précurseur de leurs démarches poétiques.