(…) La chambre, en haut d'un escalier raide qu'il fallait gravir à son rythme, était minuscule et étouffante ; le soleil de l'après-midi cognait à travers la fenêtre à l'ouest, atteignait l'étroit lit de garçon poussé contre le mur, un bureau de bois taché d'encre et une chaise, un fusil à air comprimé dans un râtelier de bois taillé au couteau au-dessus du lit. La fenêtre donnait sur le chemin de terre qui s'éloignait vers le sud et il lui vint à l'esprit que, pendant toutes ses années de jeunesse, Jack n'avait pas connu d'autre route. Sur le mur au-dessus du lit était scotchée une photo découpée dans un vieux magazine, une star de cinéma aux cheveux noirs, dont le teint avait viré au magenta. Il entendait la mère de Jack en bas faire couler l'eau, remplir la bouilloire et la remettre sur le fourneau, poser au vieux une question d'une voix étouffée.
La penderie était un réduit peu profond avec une barre de bois coincée en travers, séparée de la pièce par un rideau de cretonne fanée. A l'intérieur il y avait deux jeans repassés bien pliés sur des cintres en fil de fer, sur le plancher une paire de bottes d'équarrisseur usées qu'il crut reconnaître. Au fond, un petit décrochement dans le mur servait de vague cachette, et là, raide à force d'être restée si longtemps accrochée à un clou, était suspendue une chemise. Il la souleva du clou. La vieille chemise que portait Jack à Brokeback Mountain. Le sang séché sur la manche était le sien, il avait saigné du nez le dernier après-midi sur la montagne lorsque Jack, dans un de leurs corps à corps de contorsionnistes, lui avait flanqué un violent coup de genou sur le nez. Il avait étanché le sang qui les éclaboussait tous les deux avec sa manche de chemise, mais l'écoulement avait repris car Ennis, bondissant soudain de la plate-forme, avait couché l'ange salvateur dans les ancolies sauvages, ailes repliées.
La chemise lui parut lourde et il découvrit qu'il y en avait une autre à l'intérieur, les manges soigneusement enfilées dans celles de Jack. C'était sa propre chemise à carreaux, perdue depuis longtemps, avait-il ru, dans une putain de blanchisserie sale, la poche arrachée, les boutons en moins, volée et dissimulée par Jack à l'intérieur de sa propre chemise, comme deux peaux, l'une à l'intérieur de l'autre, deux en une. Il enfouit son visage dans l'étoffe et respira lentement par le nez et la bouche, espérant y trouver la légère odeur de fumée et de sauge, le goût salé de la sueur de Jack, mais il n'y avait rien à sentir, seulement son souvenir, le pouvoir imaginaire de Brobeback Mountain dont il ne demeurait rien sinon ce qu'il tenait dans ses mains.
(…)
C'est environ à cette époque que Jack commença à apparaître dans ses rêves. Jack tel qu'il l'avait vu la première fois, les cheveux bouclés, avec son sourire, ses dents en avant, parlant de se ranger des voitures, mais il y avait la boîte de haricots aussi, le manche de la cuillère qui en sortait, en équilibre sur un rondin, avec une forme et des couleurs de bande dessinée qui donnait à ses rêves une atmosphère bizarrement obscène. Le manche de la cuillère ressemblait à un démonte-pneu. Il se réveillait tantôt plein de chagrin, tantôt avec la sensation de joie et d'apaisement qu'il avait connue autrefois ; son oreiller parfois mouillé, parfois ses draps.Il y avait un espace incertain entre ce qu'il savait et ce qu'il voulait croire, mais il n'y pouvait rien, et quand on ne peut rien y faire,il faut vivre avec.

Annie Proulx, Les pieds dans la boue, 11 nouvelles dont Brokeback Mountain, Payot & Rivages, 2003

Tu pourras aussi, cher(e) internaute, voir 2 extraits du film dans ma sélection de videos que j'ai grand plaisir à te partager.
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