Une chambrette mansardée à deux pas du Canal St Martin. Ni lustre ni lampadaire, juste un néon blafard au-dessus du lavabo. L'homme se tient parfaitement immobile devant le guéridon qui lui sert de table de travail. Comme il fait frisquet, il a jeté une douillette sur ses épaules, sa douillette, élimée et informe à force d'être portée en toutes saisons. Jamais le prêtre ne s'en sépare, surtout lorsqu'il monte à Paris. Ce vêtement qui pèse sur ses maigres épaules lui sert à la fois de bouillotte et de viatique ; c'est son univers, sa sécurité, tout ce qui le relie par sa texture, sa tiédeur et sa couleur à la vie provinciale qui est la sienne depuis soixante-huit ans et à un univers clérical qu'il juge lui-même suranné mais confortable. Les yeux clos, les doigts entrelacés, le souffle régulier, le prêtre semble prier. En fait, il ne médite pas, il se concentre, il se rassemble au creux de la pénombre, comme s'il entrevoyait déjà l'Invisible. Par sa seule force mentale et sa sérénité, il tente d'ajuster, semble-t-il, un contact intime et secrètement préservé, comme pour être en phase avec une rencontre du troisième type imminente. Au bout d'un long moment, le vieil homme ouvre enfin les yeux, les lève furtivement vers la lucarne obscure, sourit d'un air entendu puis, posément, se met à écrire.


« Il se fait tard, tendre inconnu, quand je commence ce courrier – jamais deux sans trois – perché dans ma minuscule et glaciale chambre de bonne. Depuis l'automne, je suis parisien une semaine par mois pour recyclage théologique (histoire d'y croire encore un peu ou de donner le change). Je retrouve chaque matin, sitôt émergé du métro, le clocher abbatial, l'endroit magique où l'émotion palpite encore… même si la rencontre miraculeuse n'a pas eu lieu.

Ce matin de juin, en vain je t'avais guetté, plus d'une heure, accroupi sur la marche de l'église à Saint-Germain-des-Prés. J'étais si impatient, si ardent devrais-je écrire, que je ne ressentais ni l'inconfort ni l'étrangeté de cette posture bien peu vénérable. Je tenais mon regard obstinément fixé sur le pavé, non par honte au milieu de toute cette foule mais par bonheur anticipé, pour mitonner la surprise, savourer à l'avance la détonante surprise de ces deux jambes d'homme s'approchant soudain, s'immobilisant… Il m'aurait suffi alors de lever peu à peu les yeux. Ne te fâche pas, ce ne sera jamais un reproche, pas même un regret, juste une tendre nostalgie. Oui, je tenais à te l'écrire : ce lieu ô combien touristique, combien "littéraire", ne sera plus jamais pour moi banal et impersonnel, mais la trace tangible de l'enfant ébloui, à la fois signature, stigmate, sceau d'une promesse.

Tu seras sans doute surpris, peut-être fort agacé, par ce nouveau courrier (la sèche chaste vestale de ton éditeur pontifiant à l'accueil t'a-t-elle bien fait suivre les précédents messages ?) à toi l'inconnu, le volatil, l'éternel silencieux… Je m'étais promis, je m'étais juré d'être sage, stoïque, philosophe pour tout dire et de chasser à jamais ton visage, ton nom… non pour t'oublier ou te bannir de ma mémoire, mais pour ne pas souffrir inutilement, pour ne pas raviver la plaie de ton mutisme comme on souffle en vain sur des braises mortes… pour devenir – comme j'exhorte mes ouailles – "adulte" enfin et res-pon-sa-ble !

J'ai longtemps différé (quatre mois !) la rédaction de cette troisième lettre. A quoi bon ? A quoi bon t'assommer de mon délire, toi qui vis au loin, parfois ici, incognito, et sans nul doute comblé. Existes-tu vraiment ? Te fait-on suivre mes courriers ? Je me dis parfois – et j'en ris – qu'un de tes amants éconduit, petit chef de surcroît, les garde sous le manteau rue Sébastien-Bottin en mâchonnant son méchoui de dépit, le salopard ! Pardon, oublie ce mouvement d'humeur… Mais peut-être est-ce toi qui froisses mes épîtres en pouffant, sitôt lus les premiers mots, ou, pire, les montres-tu aux garçons de Tanger, quelles rigolades à la terrasse ! Va, je ne te juge pas, je ne t'accuse de rien. Comment le pourrais-je, n'étant plus sûr de rien, pas même de mon bon sens : je ne sais que ton absence. Et parce que tu t'obstines à te taire, je ne suis rien pour toi, moins que rien, à peine un nom, juste un pictogramme au dos de l'enveloppe, l'enquiquineur, le raseur, ce fêlé qui n'avoue pas son nom : obsédé du sexe ou mendigot du cœur ? A mon âge ! Grâce, je crie grâce. Une dernière fois. Notre Livre dit vrai, mais tu ne sais rien de cette parabole : à la vue de Lazare, les chiens de Galilée pourlèchaient sa misère, lui jetant sur le seuil l'or franc de leurs regards. Je ne t'en veux pas, j'essaie juste de comprendre car, lorsque tu m'envahis, je ne pèse plus rien, je n'existe déjà plus, translucide, irréel : je ne suis que souffrance, désir purulent, amour racorni sous ton porche d'orgueil. Vivre, il le faut bien. Survivre. Et larguer les amarres. Ma plume me démange, mes mots sont passerelle, semailles, caravelle : mon cœur est ce trois-mâts qui traverse la mer. Ah ! comme je voudrais ce soir trouver dans le silence ces vocables magiques, étincelants comme des gemmes dans le noir, et qui sauraient te séduire, te fasciner, t'appâter… J'aimerais subrepticement me faufiler en toi, me glisser dans ton âme, pour deviner au plus intime ce que toi-même souhaites y lire, ce que tu brûlerais de ressentir car ta jeune vie doit rester légère et disponible pour le long voyage de tes rêves, pour l'envol de ton Moi secret… et ton visage grave et souriant, ton corps ambré que j'ai tant de fois, pudiquement ou sensuellement, je l'avoue, façonné en mes songes… tout ton être disponible à l'apprivoisement, à la tendresse, au dialecte d'amour, à notre duo gercé de baisers… Qui a écrit (Chamfort ? ) : "Il faut qu'un cœur se brise ou se bronze." Et s'il suffisait qu'il s'entrouvre d'abord ?

Je l'admets, j'ai perdu mon pari et ne suis qu'un vieux gosse meurtri. Je croyais naïvement que l'amour peut se glisser entre les pages des livres, comme le coffre enfoui dans l'île mystérieuse, que l'amour peut fleurir au bout des yeux, à portée du cœur battant, juste après la dernière page du tout dernier chapitre qu'on tourne fébrilement d'un index impatient… J'espérais ingénument qu'entre deux écrivains, qui jamais ne se virent et jamais sans doute ne se rencontreront – le jeune auteur du Maghreb et le vieil humaniste – d'étranges vibrations pourraient naître, d'infimes appels d'antennes, mutuel frôlement d'âmes… et la passion flamboie, non plus entre un homme et une femme, mais entre deux garçons sensibles et vulnérables, surtout quand le plus âgé découvre l'autre en couleurs pour la toute première fois, sans les verres déformants et opaques de la peur, du noir péché. J'ai rêvé, je me suis égaré : banale est la réalité, point de magie ni dans les mots explicites ni dans les non-dits pudiques. Les relations humaines demeurent épaisses, les signaux du cœur ne se décodent pas aisément… et l'on reste seul, un tantinet ridicule, respectable mais ratatiné, raisonnable et mort-né.

Ah ! Si tu avais pu venir au rendez-vous, si tu l'avais voulu… Avant de repartir dans ton pays, avant que je retrouve ma paroisse moribonde, tu aurais pu m'apprendre, tout, de vive voix, à bras ouverts et corps perdus. Ca ne s'est pas fait… J'aurais pu aussi te révéler quelques bribes de moi-même, ma pauvre vie en jachère, quelques parcelles de cette antique sagesse que je recherche… ça ne s'est pas fait. Ce n'est sans doute pas si grave, un autre surgira peut-être… un autre qui ne s'appellera pas Rachid mais Simon, Olivier, Steeve ou Lorenzo… un autre garçon puis d'autres encore (car la vie – ton livre me l'a aussi appris – ne se fige pas en une seule vie, une seule rencontre, un seul joug routinier)… tant de garçons multicolores qui illumineront enfin mes jours !

La première fois au téléphone, l'unique, j'ai eu l'impression de t'avoir submergé du flot tumultueux de mes paroles, noyé dans les méandres de mes excuses embarrassées, au fond de mes silences écarlates. J'avais si peur d'être maladroit – et ridicule – alors que la timidité me paralysait et que le timbre de ta voix, si lointaine et si proche, m'engourdissait peu à peu, charme subtil… Sais-tu que je suis en fait très réservé, très pudique ? Seule l'écriture – ces menus signes avec lesquels on jongle, qu'on caresse ou triture – seul le dangereux plaisir d'écrire en douce me met en transe et me rend téméraire ! En réalité, je ne désirais qu'une chose : entendre ta voix, accoler ta voix à ton portrait (dévoré dans un journal du soir sous ce titre incendiaire – chroniqueur inconscient ! – "Rachid, le Désir rayonnant"). Oui, ne fût-ce qu'un seul instant, adhérer à ta vie, m'y suspendre, m'inoculer ton souffle… quelle folie ! Pardonne-moi t'avoir forcé ta porte, en t'effarouchant peut-être ? J'ose t'aimer par effraction…

Il y a plusieurs manières de séduire. On peut draguer (je m'encanaille, pardon, ce n'est guère mon vocabulaire), on peut attirer un beau jeune homme, doublement aguichant parce qu'il est arabe : le chasser physiquement, j'allais dire sportivement, en le filant, en le pistant jusqu'à le serrer au plus près… Je n'ai plus l'âge à ce sport-là, je ne l'ai jamais eu. Moi, c'est dans ton premier livre que j'ai erré à ta rencontre (puisque la lecture est mon vice et mon plaisir, puisque l'écriture appelle la lecture tout comme l'exhibitionniste exige son voyeur). J'ai surligné au feutre fluo les mots où tu parles de toi-même (parfois à ton corps défendant, tu es tellement secret et pudique !), j'épiais des heures durant tes trouvailles de style, le souffle de tes émois, ta rosée juvénile… J'ai même relevé ici et là les menues fautes de syntaxe ébréchant la grammaire mais ciselant la vie, ta vie naïve et pure… J'ai pisté, sans les connaître, Luc, Antoine, Vincent puisqu'ils sont tes amis, enviés et maudits, me guidant jusqu'à toi, m'annonçant l'inexorable septième chapitre qui s'ornerait forcément de mon propre prénom comme au fronton du Temple… et ce labyrinthe sémantique était mon initiation tardive, périple tendre, sensuel, odorant, plus calciné que ton Rif, parfois souriant comme un val enchanté et un peu austère en même temps, comme la vie qui coule et se déroule et va et vient… et les jours passent, les nuits aussi, et cette hémorragie secrète est la ruine de mon être, et en même temps ma béance, mon aiguillon, mon salut.

Pourquoi t'écrire cette lettre ce soir ? Pauvre caresse d'encre… N'est-elle pas d'avance raturée d'inespoir ? Amoureux du miroir – l'image de Rachid, non Rachid lui-même, réel et charnel, qui se joue de Narcisse ? Pourquoi jeter dans l'ombre, et d'abord sur cette page, ces signes ridicules qui ne ricocheront pas jusqu'à toi, ces cailloux blancs qui ne me conduiront pas à toi, me reviendront en plein cœur, me blesseront à mort comme les deux premières fois ? La raison est toute bête : je vis seul, dévasté, stérile dans mon grand presbytère ; la tête, le cœur, (le sexe) débordant de désirs brûlants, de fantasmes obscènes et, surtout, de cette tendresse oppressante… Ce soir, j'avais si envie… je suis si perdu dans mon celibatorium morose, besoin d'enluminer mon âme, de calligraphier ma grisaille de vie même si cette tendresse (je n'ose pas dire amour, pas même amitié) n'est qu'une émotion virtuelle, une sorte de fiction romanesque et délirante, bouteille à la mer sans véritable destinataire… appelons-le "Rachid". L'essentiel est que le cœur s'épanche, que le regard redevienne limpide après la fièvre, que demain se pare de vives couleurs, que ton oasis refleurisse… Oui, murmurer – fût-ce au chéri qui n'existe pas – te susurrer dans le silence : " Je meurs de la soif d'aimer… je brûle de transgresser… je frissonne de te caresser… je vibre à ta voix… je recueille tous tes secrets… j'apaise ce souci de gosse que tu me confies… je masse ta nuque brûlante… je devance ton silence, je devine ta gêne (tu l'as écrit, et je l'ai souligné, "je ne suis pas bon au lit, trop doux et trop souple") mais, rassure-toi, je tremble moi aussi de peur devant la nudité de ton âme qui s'entrouvre et se donne, plus enivrante et indécente qu'un sexe d'homme qui se déploie… Et quand je dis "tu", l'auras-tu enfin compris, Poucet rêveur ? – ce n'est pas Rachid exclusivement, même si ce vertige m'emporte en tourbillon, c'est tout Désir que j'invoque, l'Emotion que j'assiège, la Chair virile que je débusque. Même si l'on ne viole pas des archétypes, même si l'on n'étreint pas de purs concepts, même si l'on ne peut épouser l'identique. Ah ! Deux lèvres qui se baiseraient elles-mêmes en toute innocence, en toute impunité… Tu me manques, Rachid. Et j'ignore où tu te terres, et pourquoi, en quel maudit désert ? Mais si tu n'existais pas, quelque part en Afrique, mon ange de gourbi, comment pourrais-je écrire une psalmodie d'amour ? A qui ? A moins de faire le littérateur ou le prédicateur… Où puiserais-je la force, l'espoir, de semer dans ma nuit ces diamants insensés ? Pourquoi ? Pour qui ? C'est toi, petit Rachid, ma ballade à l'Inconnu, à Personne, à celui qui jamais ne me répondra parce qu'il ne le veut, ne le peut ou n'existe pas encore, trop tard ou bien trop tôt… pour toi seul, trésor des sables, ma complainte de gueux – car l'amour est mendiant – mais qu'importe, grâce à ces gribouillages, ma vie demain embraie, bondit, l'espoir palpite et jongle avec le soleil !

Rassure-toi, je vais bientôt conclure, je reprends mes esprits (tu vois, je redeviens adulte et sensé, pas dupe un seul instant, je veux saborder mon lyrisme de pacotille) : en t'écrivant cette nuit, je ne postule rien, je ne te réclame rien, et surtout pas la clé de ton silence. Je m'offre à moi-même un havre de bonheur, quelques bribes de rêve, tapi derrière le treillis des mots comme Salomon guettant l'amour de Galaad… et je t'invite au banquet, grappille ce que tu désires, pour toi-même ou pour l'un de tes jeunes amants – tu vois, je ne suis même plus jaloux ! – c'est tant mieux, et pour toi et pour eux. Pour moi, c'est gratis, juste cette nuit, un surplus de bonheur… Oh ! Ne me reproche pas d'être tenace : cela seul me fait vivre ! Mon utopie est d'incarner mes rêves, de tisser patiemment la douce béatitude dont toi seul es la trame. Quoi qu'il en coûte, pas après pas. Car chaque oui appelle un autre oui, sans regret, sans répit. Le repentir est la seconde faute. C'est vrai, je suis tout prêt à abjurer la foi des Pères, je veux jeter l'aube sacrée me brûlant comme la tunique de Nessus. C'est vrai, depuis longtemps, sans oser l'avouer, je ne crois plus au Dieu sadique, lui aussi muet et glacé comme la tombe. Je ne suis plus que son ventriloque professionnel. Ce soir, je veux être l'humble serviteur de Rachid. C'est lui mon seul Sauveur. C'est lui ma démence. Je sais, je suis perdu, ou sauvé, je ne sais plus, mais je veux croire encore : non au futur ni au Royaume des cieux, mais en moi, en toi, en notre bonne étoile. Il n'est jamais trop tard, n'est-ce pas ? Rejoindre enfin ma patrie charnelle… seras-tu le bel astre qui charmait les bergers et conduisit les mages ? Puisque la Parole un jour, ou plutôt une nuit, a pris chair dans la terre d'orient, puisque mes mots aujourd'hui peuvent geindre ou hurler, je crois en cette puissance du verbe qui prend corps et palpite, déracine les montagnes, éblouit les aveugles, ouvre une brèche dans le granit de ton silence !

Mais l'ombre est déserte, j'ai froid. Il est temps de conclure. Je pourrais terminer ce courrier de minuit par des questions délicieusement banales, transformer l'impasse en badinerie, du genre : comment se passent tes études ? As-tu entamé un nouveau manuscrit ? … Paroles, paroles… Un jour, cher gentil, quand tu le désireras très fort, c'est toi qui m'enverras tes mots : ce matin-là, ma boîte aux lettres sera un tabernacle ! Et un autre jour, sur les grands boulevards parisiens, nous prendrons un thé à la menthe ensemble – cette unique fantaisie, c'est juré ! – face à face, corps à cœur, et tu me parleras de ton pays, de ton père, de tes projets raisonnables et de tes rêves insensés, et moi aussi, promis, je te partagerai ma vie… et enfin, sous cette voix téléphonique que j'ai enregistrée à ton insu (pardonne-moi) comme une relique d'amour, un aveu d'outre-tombe, un corps ressuscitera, le tien, enfin, ton sourire, ton buste, ton regard… puisque c'est toi qui l'écris : "Chez moi, tout le monde se regarde, l'un s'intéresse à l'autre et c'est le jeu du regard".

Il n'est pas temps de jouer, se divertir tout au plus, amadouer le temps pour que la peine d'amour plus vite cicatrise. Cette nuit de décembre, j'étais si solitaire, en deuil de toi, que j'ai erré jusqu'à un théâtre, modeste de proportion mais immense par l'acteur : Fabrice Lucchini, seul en scène, y disait – ou plutôt enfantait – Baudelaire, Hugo, La Fontaine… Je fus ému aux larmes, bouleversé par cette phrase de Céline qui a ouvert et refermé le récital, une petite musique banale murmurée en recto tono, mine de rien, sans avoir l'air d'y toucher, juste quelques mots dont l'apparente simplicité entrouvre bien davantage la fatale fêlure : "La vérité de ce monde, c'est la mort ! La vie n'est qu'une ivresse, un mensonge, c'est délicieux et bien indispensable". Tu aurais palpé le silence qui pétrifiait la salle ! Et puis on s'est ébroué, on a ri bien sûr… en avant la vie, en avant l'illusion bénie qui pimente et désamorce le tragique !

Oui, Rachid, il faut essayer, tu dois balbutier, il te faut dégeler ton silence de mort… s'il te plaît, essaie encore ! Ce rêve est ma folie, ma rédemption, mon cadeau de Noël (notre vieux Bonhomme visite-t-il ton bled ?), mes seules étrennes, de toi, l'Inaccessible, ragazzo de mes nuits, et c'est ma seule excuse, ma faiblesse, mon ridicule – si tant est que tu me juges coupable et sénile – j'accepte ton verdict et je m'en fous, mais une seule fois, parle-moi, apaise-moi, ta jeune grâce m'agace les nerfs… et de tracer pour toi ces bribes de tendresse, ton souffle sur le carreau givré embue mes souvenirs et dessine l'espoir. Laisse-moi t'avouer : c'est une nuit étrange, d'exode ou de nativité, je ne sais et qu'importe ! Comme il y a très longtemps, à des années-lumière, dans ma chaste jeunesse, quand j'étouffais ma honte d'inverti sous ma piété pubère, je sens poindre ce soir une vieille ferveur, un feu qui me dévore, qui a un goût de dieu. D'ordinaire, je me méfie, je résiste et me bats, mais cette nuit… Je viens d'entrebâiller la lucarne mesquine (j'étouffais trop dans ma carcasse glacée) : une sourde rumeur, Paris appesantie, de si haut invisible, juste une brisure de ciel. Tant mieux : l'infini nous relie. Par cette meurtrière ma pensée s'évade et ton âme féline s'y faufile. Et tout à l'intérieur, juste sous les paupières, non, bien plus profond, dans le narthex du cœur, ton icône s'incruste : je sonde ta béance, je palpe ton mystère – comme un catéchumène hagard en sa ferveur – en dévorant le ciel je sombre dans la prière : ‘Sois mon aurore, ô rayonnant Désir qui fait pâlir le jour !'



L'homme s'est arrêté d'écrire. Sa main reste suspendue au-dessus de la table, parcourue d'un léger tremblement. Des larmes coulent sur ses joues, dans les poils blancs particulièrement drus, de la pointe du menton jusqu'à la surface de la page où s'arrondissent des lavis grisâtres. Il demeure prostré un très long moment. Une seule fois, il relève la tête, esquisse un geste d'appel vers la lucarne et laisse retomber lourdement sa main. Il reste pétrifié dans la pénombre. L'air est glacial. L'espagnolette luit comme un croc de boucherie… Soudain le scribe s'ébroue, se lève si brusquement que la chaise bascule en arrière… D'un geste ample il balaie le courrier, fait place nette, puis se raidit tout contre le guéridon, démesuré, les mains agrippées au rebord, le dos agité de spasmes. Il marmonne une sorte de mélopée dans une langue étrangère, peut-être du latin ou plutôt de l'araméen. Cette oraison longuement chuchotée dans le noir, d'abord avec frénésie, puis d'une voix de plus en plus douce, quasiment enfantine, a le don de l'apaiser. Ses épaules retombent, son échine s'assouplit, ses genoux fléchissent. Il pousse alors un très faible gémissement. Tout son corps s'est tassé. L'ombre ramasse la chaise, la traîne jusqu'au centre de la cellule et là, dans le halo livide de la lucarne, sans hâte, posément, religieusement, comme il nouait l'étole à son cou après l'avoir baisée, le vieux prêtre dégrafe sa ceinture…


Sous le titre «L'envol", ce texte a obtenu le prix Vedrarias 2002 de la Nouvelle. Michel Bellin en a fait l'argument principal de sa pièce « Le duo des ténèbres » (éditions ALNA) qui sera créée à Marseille en mai 2008. Cette nouvelle est parue en 2006 dans le recueil IMPOTENS DEUS (Editions ALNA)