L'homme est un corps muni d'un sexe et il se fait une idée de Dieu. Qu'est-ce qui tourmente les hommes ? Dieu tourmente les hommes. Et le sexe aussi tourmente les hommes. Et qu'est-ce qui les transporte ? Dieu, plus que tout. Et plus que tout, le sexe. Dieu est le cœur et l'origine de tout. Le sexe est le cœur et l'origine de la vie. Seuls le sexe et la vie sont capables d'occulter l'être et de faire oublier Dieu. Dès qu'elle se hausse au-dessus des récits de voyage et des pièces de circonstance, la littérature universelle ne parle rien d'autre que du sexe et de Dieu.

Le sexe est invraisemblable. Non content d'avoir produit les hommes, ce qui est déjà peu croyable, et que nous ne croirions pas si nous n'y étions pas contraints par l'évidence et l'expérience, le tout a produit le sexe qui les sépare en homme et en femme. Et qui ne les sépare en homme et en femme que pour mieux les jeter l'un vers l'autre dans la sueur, l'oubli de tout, le bonheur fou et les affres.

La moitié des hommes sont des femmes et toutes les femmes sont des hommes. Mais les hommes ne sont pas des femmes et les femmes ne sont pas des hommes. Et entre les hommes et les femmes, et, pour compliquer un peu une situation déjà improbable et cruelle, entre les hommes et les hommes, et entre les femmes et les femmes, le sexe fait flamber quelque chose d'une violence invincible et que nous appelons le plaisir.

Il est inutile de parler du plaisir. Presque tout le monde le connaît – ou devrait le connaître – et tout le monde y aspire. On parle du plaisir aussi peu que possible : on essaie de l'éprouver. Le plaisir est moins élevé, moins rond, moins plein que le bonheur. Mais il est si aigu qu'il parvient à en tenir lieu. Ou, à tout le moins, à camoufler son absence.

Autant et plus que la guerre, que l'argent, que la lutte pour le pouvoir, que la curiosité, que l'élan vers l'inconnu ou vers la beauté, que la foi, que la folie, si puissante et si sombre, le sexe occupe les hommes. On peut tout supprimer de la vie et du monde : l'art, la science, la justice, la vérité, les machines et les livres – il est impossible de supprimer le sexe, parce qu'il est la vie même. Ignorer le sexe, c'est ignorer la vie et les hommes. Les hommes sont un sexe avant d'être une main, un cœur, un cerveau ou un ventre. Il ne faut pas leur demander de choisir entre faire la guerre, de l'argent, des maisons, des livres – ou l'amour : pour que le monde continue, mieux vaut faire des enfants que fortune ou envie, mieux vaut baiser que penser.

Le sexe, naturellement, est inséparable de la mort et du temps. Les hommes font l'amour parce qu'ils meurent et parce que le temps passe : s'il n'y avait pas de temps, il n'y aurait pas de sexe. Mais les hommes sont dans le temps. Et ils éprouvent un plaisir qui est logé à la fois dans le cerveau et dans le sexe – et peut-être aussi dans la peau qui est, chacun le sait, ce qu'il y a de plus profond chez l'homme – comme la pensée est logée dans le cerveau. Ils meurent, ils passent, et ils font des enfants pour que la vie continue. Le monde n'est fait que de morts et il n'est fait que d'enfants. Et il est fait d'enfants parce que le sexe est par excellence le désir même et un plaisir. Et un plaisir si fort qu'il peut s'arrêter sur soi-même et se passer d'enfants. Une des occupations les plus courantes des hommes, et des femmes aussi, est de faire semblant de faire des enfants.

Le sexe se confond avec la vie, avec le temps, avec le désir, avec le plaisir, avec la loi et son infraction, et avec le secret. Il se moque du bien et du mal et il les entraîne et les mêle dans le même vertige au-delà de tout. Devant sainte Thérèse peinte en extase par le Bernin dans l'église Sainte-Marie-de-la-Victoire à Rome, le président de Brosses s'écrie : « Si c'est là l'amour divin, je le connais ! »

L'homme peut être expliqué par Dieu, par la nécessité, par l'histoire, par l'argent. Il peut aussi être expliqué tout entier par le sexe. La vieille chanson du sexe est partout dans le monde. Elle déborde largement l'étroit royaume des hommes. Partout où il y a de la vie, il y a un élan vers la durée et la reproduction ; dès qu'on s'élève un peu dans l'échelle de la vie, le sexe rôde et menace. La coexistence, chez l'homme, de la métaphysique, de la morale, de la liberté, de la révolte, de l'imagination et du sexe donne un mélange explosif. Nous nous demandons parfois pourquoi parler d'autre chose que du temps. Il est possible aussi, et peut-être légitime, de ne s'occuper que du sexe. Les hommes d'ailleurs ne font rien d'autre. Et les femmes non plus. Les uns et les autres s'intéressent au sexe avec une autre ardeur qu'au temps. Beaucoup répèteraient volontiers à l'adresse du sexe la formule qu'Alphonse Allais appliquait à une activité différente : « Si j'étais riche, je ne ferais que ça. »

La religion, la société, l'Etat se méfient du sexe parce qu'ils voient en lui, à juste titre, le seul rival de leur taille. La méfiance qu'il suscite, les interdictions qu'il déclenche, les obscénités et les ravages dont il est l'occasion, l'ombre où il se déploie accroissent encore son pouvoir. Le sexe est tout-puissant lorsqu'il est manifeste – peut-être plus puissant encore lorsqu'il se cache aux autres et qu'il travaille par en-dessous les esprits et les corps. Le sexe a ses héros, ses victimes, ses artistes, ses délinquants, son cinéma, ses listes noires, ses estampes et ses instruments, son index et son enfer. Il est capable de se changer en rêves, en crimes, en souffrance, en folie, en langage, en œuvres d'art, en calembours et en divan, en souvenir et en oubli, en esprit de conquête ou en odeur de sainteté. En argent, aussi. Et en exploitation. Spécialisée ou non, la littérature est toute pleine de ces métamorphoses. Le sexe est même capable de se transformer en amour. (à suivre)

Jean d'Ormesson, Presque rien sur presque tout, Gallimard, 1996, pp. 206-209