Le cœur battant, armé d'un cutter, sans hâte, pour faire durer le plaisir, comme toujours dans les grands émois, en bon disciple d'Epicure que je suis, j'ai entrouvert la carapace – délicate césarienne – pour découvrir au milieu des copeaux blancs… oh ! qu'il est mignon mon Loïc, avec son air farouche sous sa capuche bleue, et cette étrange couronne qui poinçonne son jeune front de perles écarlates ! Je le palpe, le caresse, le soupèse, le flaire – il sent bon le neuf et le propre – j'ose même l'embrasser… et déjà je frissonne : quel sera son destin ? Quelle sera sa famille ?

C'était une naissance à risques : ma première expérience d'autoédition. Certains auteurs néophytes en sont honteux, rougissent, bredouillent des excuses embarrassées. Dans le sillage de Proust, de Nietzsche et de tant d'autres auteurs, tous les obscurs et les sans grade de mon acabit qui furent acculés un jour à cet expédient, moi, j'en suis fier et je le proclame haut et fort : ce bébé, je l'ai voulu et je l'ai eu, et je l'ai fait tout seul, comme un grand, comme un fou, faisant la nique à Messieurs les Grands Editeurs Prescripteurs. Pas tout seul, je rectifie immédiatement : ce livre m'a été donné. Doublement. Pour l'écriture elle-même, c'est un mystère… c'est mon secret. Pour le reste, c'est grâce à la petite centaine de souscripteurs et de lecteurs-testeurs qui ont cru à mon projet, ont lu le manuscrit en avant-première, m'ont fait part de leurs remarques critiques que j'ai suivies… ou non ! C'est en partie grâce à eux que mon petit dernier a vu le jour. Je le leur dois et je les remercie ici du fond du cœur – ce sont les parrains et les bonnes fées de Loïc, proches ou lointains, depuis ma Savoie natale jusqu'aux forêts du Québec en passant par Paris qui il y a dix ans m'a adopté ! Du coup, en si bonne et si chaude compagnie, ce vigoureux nourrisson va pouvoir gazouiller, sourire… et mordre aussi, j'y compte bien car ce Loïc-là n'est pas une lavette, il a du caractère puisque sa devise est celle de Ieschoua : que ton oui soit oui, que ton non soit non. Ce qui le (nous) mène loin, très loin… jusqu'à cette extrémité qu'il n'aurait sans doute pas souhaité connaître mais le disciple n'est pas au-dessus du Maître, n'est-ce pas ? Cela, c'est l'épilogue du récit, à pleurer ou à rire, à rendre grâce ou à maudire, c'est selon.

Alors, le destin de Loïc (que son psy pervers a le toupet de surnommer Spilungone ) est tout trouvé : il ne se jouera pas dans les gazettes du genre « tendances de la rentrée », « les livres qu'il faut lire », encore moins « vu à la télé » ou « en tête des meilleures ventes ». Non, ce sera du bouche à oreille ou, mieux encore, de cœur à cœur. Non pas sur la place publique - je veux dire médiatique - mais dans les réseaux secrets, dans les ruelles et sous les porches. La preuve ? Diffusion uniquement dans une quinzaine de librairies à Paris et en province, pas dans les immondes Carremouth, dans des librairies indépendantes, exclusivement. Et aussi, parallèlement et en priorité, sur mon site bien sûr : il suffit de consulter le dossier littéraire, d'imprimer le bon de commande, de l'expédier… et quelques jours plus tard, le facteur intrigué remet au destinataire une enveloppe bullée où fleurit un petit logo bleu au message sibyllin. C'est du commerce, ça ? Non, c'est le prix de la liberté et de la création. Une forme de résistance aussi. Contre le Dogme, contre l'intolérance, contre la routine, contre la bien-pensance, contre la joliesse académique, contre le formatage éditorial, contre le diktat commercial, contre la vulgarité et le fric… et j'en passe ! Une souscription pour éponger un peu mes frais d'impression (pharaoniques !) et amadouer ma banquière qui, dieu merci, m'a fait confiance, aimant (presque) autant la littérature que le nouveau plan épargne qu'elle veut à tout prix me refiler. Car l'essentiel pour moi n'est pas de courir après les épiciers de la littérature-marchandise, mais de m'adresser aux adeptes du livre-rencontre. C'était la conviction de l'ami Sulivan qui m'accompagne depuis plus de 20 ans, à qui je tente de rester fidèle, que je cite si souvent dans mon blog parce que son écriture-parole est autant message que massage, bref c'est à lui que je laisse le dernier mot, libre ensuite au lecteur de nous croire sur parole et d'adopter mon petit Loïc, magnifique il est vrai, mais si fragile, si innocent, si pur… donc, par les temps qui courent, si menacé.

« L'innocence seconde est aussi difficile en littérature que dans la vie morale. Elle n'est donnée ni à l'effort ni à la curiosité parce qu'elle est grâce. Et cependant comment recevoir une œuvre sans une attitude spontanément naïve ? Sans effacement de soi il n'y a pas de lecture réelle : car invinciblement on cherche sans cesse à retrouver les images familières de sa propre culture et de ses goûts superficiels. Or, dans une écriture un homme exprime un regard et une parole qui furent nourris par une vie entière, il dit une expérience brûlée au feu de la douleur et de l'esprit et l'on croit pouvoir juger dès la première lecture. Certes, il y a des critères quand il s'agit d'œuvres de pur divertissement par exemple : la technique est bonne ou mauvaise, l'intrigue passe ou non. On sait d'emblée si un policier est efficace ou non : l'ennui ou le plaisir sont juges. Et de même pour tous les livres qui n'existent que par leur contenu. Mais dès qu'une écriture existe, dès qu'une pensée issue de la vie me frappe avec des mots tout à la fois rigoureux et obscurs, je suis convié à entrer dans un univers étranger. Il ne s'agit plus de comprendre, mais d'être compris, c'est-à-dire englobé, mis en question. Au départ une perception vague et globale du texte peut suffire. Plus tard peut-être on se battra, avec et contre l'œuvre. Mais alors on s'avance avec joie dans la pénombre. On aime avant de comprendre, on ne comprend que parce qu'on aime. Avec ce que j'ai déjà perçu je perçois à mesure : abstraction spontanée, assimilation subjective. Et peu à peu je deviens l'autre, celui qui écrit, en me perdant je me trouve, j'entre dans sa lumière et dans sa nuit. En le rejoignant je me rejoins, j'éprouve la dilatation, j'oublie bienheureusement les limites. »

(Jean Sulivan, Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971)

Merci d'entrer à ma suite dans la nuit et dans la lumière de IESCHOUA MON AMOUR dont je livre pour finir les toutes premières lignes :

« Je m'appelle Loïc et je suis pas un garçon stupide. Au contraire. On dit de moi que je suis fin, sensible, courageux. Trop sensible même. Et imprévisible ! Ma tante, la sœur de maman, ajoute que j'étais bien trop bien pour être entré chez les prêtres, qu'ils ne me méritent pas, que c'en est une misère, une injustice. Angèle a toujours bouffé du curé mais elle a bon cœur. Je parlerai d'elle à l'imparfait car elle est morte l'automne dernier, après vingt ans de bons et loyaux services dans une maison de retraite savoyarde. Mais je me souviens d'elle, toujours, car elle était belle et très parfumée alors que maman était triste, toujours triste et soumise à raser les murs. Je veux lui rendre hommage, je veux commencer mon récit en parlant de celle que j'appelais en ce temps-là Tatie coui. »(…)