7 – CONTRE L'ÉJACULATION PRÉCOCE

La « præcox ejaculatio » est un véritable fléau social. En effet, dans la phase du commerce amoureux qu'il est d'usage d'appeler la « conclusion », de nombreux jeunes hommes occupant la tranche d'âge des lycéens ou des étudiants (des Deug de lettres notamment, plus émotifs), se conduisent au combat comme les Prussiens devant Kellermann à Valmy qui tirèrent en l'air puis se rendirent, le tout en quelques secondes.
Le résultat est désastreux, car, outre l'indéniable influence que cela peut avoir sur l'humeur de la population étudiante féminine, le peu de temps passé à l'affaire dégage un nombre considérable d'heures qu'il faudra occuper.
Et voilà encore les lycéens et étudiants bras dessus, bras dessous, défilant dans les rues, barrant les routes, les autoroutes, scandant des refrains révolutionnaires, alors qu'ils devraient faire proférer à leur partenaire des slogans autrement exaltants !
Le ministère s'inquiète, le gouvernement se réunit, le président multiplie les déclarations où il souhaite l'apaisement du mouvement, rappelant à temps et à contretemps qu'il convient, dans une France rénovée et rassemblée, de travailler plus pour baiser mieux. Bref, la patrie est en danger.Tout cela parce que, contre la « præcox ejaculatio », jamais ne fut imaginée la thérapie adéquate que voici.
Il s'agit de se procurer l'intégralité du « Combat contre les Mores » qu'après une nuit blanche passée au combat, Gérard Philippe récite vaillamment au roi Don Fernand, dans le Cid de Corneille.
« Le combat contre les Mores », c'est la métaphore de toute lutte qu'on engage contre n'importe quel adversaire.
Pour la « præcox ejaculatio », l'adversaire n'est autre que soi-même. La mise en situation est simple : le lycéen ou étudiant volontaire pour en finir avec ses pratiques expéditives doit se mettre dans la tête qu'il est Rodrigue. La rareté du prénom Chimène l'autorise à choisir n'importe quelle Géraldine, Audrey ou Magali.
Son rôle consiste à endiguer la frénésie de combattants surexcités qui veulent à tout prix et tout de suite envahir ce qu'ils considèrent déjà comme une enceinte conquise.
Sur une feuille 21 x 29,7 qu'il tient d'une main, sont reproduits les 70 alexandrins qu'il déclamera sans discontinuer, pendant toute la durée de l'opération, jusqu'à la victoire, sachant décoder chaque fois que c'est possible, les similitudes entre sa propre situation et celle de Rodrigue.Déjà « Sous moi donc, cette troupe s'avance… » permet d'évoquer les forces qui se mettent en branle, le matériel nécessaire pour combattre, et la position rampante qu'adoptent les belligérants dans la plupart des embuscades.
Puis : « Nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. » souligne l'affluence désordonnée d'innombrables éléments émoustillés, le ban et l'arrière-ban, qu'il va falloir calmer.

« Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
»

Manifestement, dans ce passage, un changement de position est conseillé au moment où, spontanément, parce que tout le monde se sent bien engagé dans la bataille, une manifestation conjointe se manifeste bruyamment (on peut alors imaginer la simulation de divers cris de guerre, prolongés d'ordres d'attaque précis et intelligibles, l'invocation pathétique ou brutale de divinités ordinairement sollicitées en cas de naufrage ou de bombardement).
Les quatre vers qui suivent seront lus lentement, une pause dans la lecture peut même être accordée afin de bien assimiler l'image exaltante de « grands coups » qu'il faut se faire un devoir de donner.

« Ô combien d'actions combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres
Où chacun seul témoin des grands coups qu'il donnait
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
»

Ensuite, il est important de négocier dans les meilleures conditions un passage délicat afin de ne point hâter l'issue de l'affaire. En effet, « Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables » sera à ramener au singulier par le patient atteint de « præcox ejaculatio », c'est-à-dire qu'à ce moment, Géraldine, Audrey ou Magali (éventuellement les trois, si par hasard elles se sont trouvées là en même temps) font ce qu'elles veulent dans le registre sonore, mais Rodrigue doit absolument demeurer maître de la situation.
Enfin, il faut bien que les choses se terminent, n'est-ce pas, il n'est de meilleure compagnie qui ne se quitte. Cela se fera à la fois tranquillement et triomphalement : il suffit de prévenir celle qui joue le rôle de la ville assiégée puis investie – tout étonnée de n'avoir point encore été écrasée – que le dernier alexandrin est le signal d'une livraison imminente, suivie de l'arrêt de l'assaut, pour cause de rupture de stock :

« Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
»

En approfondissant la lecture active du texte, vous constaterez que votre situation de conquérant à la petite couette se rapproche constamment de celle du Cid Campeador. Ainsi « Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous l'ordre qu'on me voit suivre… » n'est-il pas une invitation à l'invention, à l'imagination, bref à l'audace ?

Allons, courage, c'est à vous maintenant. Et même si tout n'est pas au point après l'essai inaugural, rappelez-vous cette phrase d'encouragement qui sortait de vos jeux électroniques quand, dans votre enfance heureuse, vous vous désoliez d'avoir raté votre coup : « Essaie encore une fois ! »

LE COMBAT CONTRE LES MORES

Rodrigue

« … Sous moi donc, cette troupe s'avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à vous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient du courage !
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre et, sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d'une si belle nuit.
Par mon commandement, la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :
Points de soldats au port, point au mur de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendant,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L'épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s'estiment perdus.
Ils couraient au pillage, ils rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre et leur rend la vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges ;
De notre sang au leur font d'horribles mélanges.
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port
Sont des champs de carnage, où triomphe la mort.
O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun seul témoin des grands coups qu'il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J'allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte et perd soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :
Le flux les apporta, le reflux les remporte,
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
A se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing, ils ne m'écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants. »

Pierre CORNEILLE (Le Cid, acte IV, scène 3)

Notre conseil :
Attention ! Peu de temps après le début du combat, Rodrigue décrit la débandade des Mores. Ce n'est pas une raison pour en faire autant.


Chronique signée J.-J J.
alias Jean-Joseph Julaud, Ça ne va pas ? Manuel de poésiethérapie, le cherche midi éditeur, 2001