(…) La lecture, dans sa fonction la plus haute parce que la plus humaine, est toujours la rencontre de deux paroles : la parole fixée de l'écriture et la parole intérieure du lecteur. Que cette rencontre ne se produise pas, la compréhension n'est que notionnelle. Si bien qu'écrire, c'est tirer du plus profond de soi une parole afin qu'elle puisse se mêler au courant incessant de paroles intérieures en autrui. Il y a peu de lecteurs, car le grand nombre refuse cette intrusion et se tient à la surface. Car il y a péril de voir sa vie bouger. D'ailleurs depuis longtemps beaucoup ont muré à jamais le puits des abîmes. Qu'ils reposent en paix.

Non, le texte n'est pas un prétexte : comme s'il importait peu que l'auteur écrive ceci ou cela, pourvu que soit déclenchée la rumination du lecteur, si bien qu'on ne trouverait jamais que soi-même. Et non plus finalement ce n'est pas l'auteur qu'il s'agit de rejoindre comme s'il était le gardien d'un secret : mais cela, hors de lui, hors de vous, qui appartient à tout le monde et en quoi par la médiation d'un rite auteurs et lecteurs peuvent communier. Il convient en un premier temps que le livre vous expulse de même que l'écriture expulse l'auteur. Je n'affirme pas une foi, j'invoque une espérance.

L'innocence seconde est aussi difficile en littérature que dans la vie morale. Elle n'est donnée ni à l'effort ni à la curiosité parce qu'elle est grâce. Et cependant comment recevoir une œuvre sans une attitude spontanément naïve ? Sans effacement de soi il n'y a pas de lecture réelle : car invinciblement on cherche sans cesse à retrouver les images familières de sa propre culture et de ses goûts superficiels. Or, dans une écriture un homme exprime un regard et une parole qui furent nourris par une vie entière, il dit une expérience brûlée au feu de la douleur et de l'esprit et l'on croit pouvoir juger dès la première lecture. Certes, il y a des critères quand il s'agit d'œuvres de pur divertissement par exemple : la technique est bonne ou mauvaise, l'intrigue passe ou non. On sait d'emblée si un policier est efficace ou non : l'ennui ou le plaisir sont juges. Et de même pour tous les livres qui n'existent que par leur contenu. Mais dès qu'une écriture existe, dès qu'une pensée issue de la vie me frappe avec des mots tout à la fois rigoureux et obscurs, je suis convié à entrer dans un univers étranger. Il ne s'agit plus de comprendre, mais d'être compris, c'est-à-dire englobé, mis en question. Au départ une perception vague et globale du texte peut suffire. Plus tard peut-être on se battra, avec et contre l'œuvre. Mais alors on s'avance avec joie dans la pénombre. On aime avant de comprendre, on ne comprend que parce qu'on aime. Avec ce que j'ai déjà perçu je perçois à mesure : abstraction spontanée, assimilation subjective. Et peu à peu je deviens l'autre, celui qui écrit, en me perdant je me trouve, j'entre dans sa lumière et dans sa nuit. En le rejoignant je me rejoins, j'éprouve la dilatation, j'oublie bienheureusement les limites.Je ne suis plus ici dans un monde du savoir ni dans celui du divertissement, je suis entraîné dans l'univers de beauté ou de vérité qui appartient à tous. Et qu'importe que le sujet soit pénible ou drôle : si l'écriture se tient debout elle dit autre chose que ce qui est raconté et chante sa musique de gloire.

Le meilleur lecteur est celui qui détruit l'œuvre en tant qu'objet pour la transformer en force de regard et de vie. Le lecteur, qui écrit à l'auteur autrement que pour lui dire qu'il l'a reconnu, reste prisonnier des mythes. Ou bien il est mû par la curiosité et le goût de l'anecdote et c'est une autre vanité. Ou bien il croit au miracle et s'imagine que l'auteur détient une recette : et c'est une illusion. Il n'y a pas de secret hors des livres. Tout est dans le texte. Disparaître tel est le lot de l'auteur rejeté par son œuvre ; tel est aussi le lot de l'œuvre : disparaître pour que sa charge de vérité et d'amour resurgisse dans une conscience vive.

Quand un livre vous a percé le cœur, relisez. Ne croyez qu'aux livres qu'on relit. En ce temps de lecture rapide redoutez les livres faciles qui furent écrits mille fois. Vous les reconnaîtrez à leur succès. Comprendre ? Certes, dans l'ordre scientifique, technique et pratique, c'est-à-dire dans le monde du savoir. Mais en art et littérature il faut craindre la clarté. Ne vous arrive-t-il jamais d'être fatigué de comprendre, c'est-à-dire de reconnaître ce que vous savez déjà ? Faites confiance à l'intelligence seconde, à la nuit, relisez. Cédez à la futilité si vous êtes jeunes, demandez une signature à l'auteur, faites relier pleine peau, caressez. Et soudain réveillez-vous : donnez, vendez, faites-vous quatre sous pour acheter de nouveaux livres ou ne rien acheter. Le livre devenu chair et sang, regard, oubliez-le. Pas de citations. Quel plaisir d'être libre de ses admirations. Payez-vous ce plaisir-là : c'est le plus grand hommage que vous puissiez rendre à un écrivain. Pas de respect pour les héritiers. Puisez dans Vos propres trésors. Sous prétexte qu'un fruit est beau, vous n'allez pas le laisser se déssécher et pourrir : qu'il vous envahisse et que vous inonde la saveur de l'été. Mourir encombré de livres : la belle horreur. Faites le vide ou presque, cinq ou six fois dans une vie. Ne garder que les livres qui résistent, étrangers : l'étranger a toujours quelque chose à nous apprendre.


Jean Sulivan, Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971