MÈRE TUTÉLAIRE
Par Michel Bellin le mercredi 15 août 2007, 07:54 - Lien permanent
Ô ma souveraine, ô ma mère… C'était le cantique imposé, chaque soir, pendant quinze ans, avant les nuits glacées. Imposé par les pères enjuponnés. Et sous ses voiles de plâtre, la prêtresse couvait de son morne regard le troupeau prosterné. Quand il pense à sa mère – jamais en fait, sauf aujourd'hui, étrange matin de son crépuscule – c'est cette statue en stuc que Julius revoit. Enfant, il la trouvait lourde, empâtée, sans grâce, avec sa poitrine plate, sa sous-ventrière azur, l'immense chapelet déployé comme une bande de mitrailleuse et, à ses pieds…
Soudain, impromptue, saugrenue, une autre image. Une autre dévotion, virile celle-là, mais bien plus tard, des années plus tard…Son gringalet chéri, chétif lui aussi, mais si mignon (sa crinière romantique ! Sa belle bouche à pipes !). Sa prose incandescente. Crevel le Rebelle. L'archange de la mort. Lui aussi a pris un raccourci. A trente cinq ans. Quel toupet ! Lui aussi par rapport à sa mère, déesse castratrice… Crevel en sa vision. Oui, la même vision que Julius ! Cette marmoréenne personne avait des pieds, des pieds de flic, des pieds dont la pesée écrasait le serpent, un pauvre serpent qui, dans une ultime convulsion, relevait la tête et dardait, sous forme de langue, une flamme désespérée qui ne saurait être comparée qu'à ce jet de sperme dont s'accompagne, dit-on, la mort du pendu. J'étais pour le diable, ce pauvre diable d'écrasé contre l'écraseuse. Sacré Rub dub dub, éternel petit frère ! Mais, René, - tu dois me croire, - Julius aussi est pour le diable, depuis toujours en fait, et pour toujours, bordel de putain de saloperie de nom de Dieu !
Le vieux a juré haut. Comme on crache loin. De toutes les forces qui lui restent. Il a aussi frappé le sol avec sa canne. Assez ! Assez ! Sa journée est gâchée. A cause de ses fantômes… Son passé l'a rattrapé. Mais c'est plutôt lui qui s'est laissé rattraper, comme un lâche qu'il est. Un indécrottable sentimental. Un judéo-chrétien indéracinable. Une chiffe molle ! Simplement à cause d'un cadre vermoulu, d'un pompon délavé, peut-être à cause des pivoines penchées sur le piano…Il se sent néanmoins soulagé d'avoir gueulé. Cool cool, comme lui dit Raphaël lorsque leur attelage s'emballe au bout du corridor. Si seulement il avait accepté de vieillir… Une autre manière de ne plus avoir peur d'eux. Peut-être la seule… Il n'est plus temps. Ridicules ombres chinoises ! Piège grossier où il s'est enlisé. Mais flash-back instructif. Finalement, ricane Julius en ajustant ses lunettes pour reprendre son manuscrit (il pérore intérieurement, histoire de rattraper le temps qu'il croit avoir gâché), finalement, les psy se sont plantés. Tous. Sur toute la ligne. Ils ont tout faux, le génial barbu et sa clique de cuistres ! Du moins à son sujet. Lui seul a la clé… Mais l'auraient-ils cru, ces Docteurs de la Loi ? Et l'ont-ils soulagé ? Il en aura pourtant engraissé quelques-uns…
Broutille, le crime d'Oedipe. Seul le complexe d'Oreste…
Michel Bellin, le messager (extrait du chapitre 14), éditions H&O, 2003