« Les matins de mon enfance, je ne les ai pas tous oubliés. C'était comme un tremblement timide qui enchantait mon réveil, à la belle saison, en colorant la chambre de teintes subtiles, du vert tendre à l'orangé de mars. Dans la grande demeure de la rue Sainte-Berthe, je m'éveillais le premier. La fenêtre de ma chambre ouvrait sur le jardin. Le mobilier arborait une laideur qui peu à peu m'était devenue chère. Je couchais dans une espèce de lit d'hôpital, flanqué d'une table de chevet en tubes d'aluminium, avec un casier contenant un pot de chambre émaillé dont sans nul doute l'aspect clinique était destiné à me faire honte. Mes parents légitimes ne m'ont jamais épargné, que dis-je, ils m'ont ménagé les avanies qui durcissent le cœur et préparent aux rugueuses réalités de l'existence. Ce décor abject, cependant, ne laissait pas de me procurer d'insinuantes voluptés. L'armoire métallique, surtout, très étroite et très haute, meuble d'infirmerie dont la présence m'était imposée comme un rappel des fins dernières, accrochait par les nuits de lune un rayon livide qui la transformait en un cercueil dressé, dont le couvercle s'entrebâillait. Ma peur avait bien fini par s'atténuer, je l'avais apprivoisée, elle avait disparu. Le cercueil m'était devenu familier, nécessaire même.

Depuis, j'ai connu bien des lieux sordides, je m'en souviens avec émotion. Leur charme expressionniste m'attache à chacun d'eux comme aux grotesques de Nolde, aux filles émaciées de Gruber, aux putains froides d'Otto Dix, aux lupanars de Grosz. J'incline à m'apitoyer sur moi-même, et j'ai renoncé à me châtrer du romantisme de bazar qui préside à mes épanchements. Tant pis. Les choses qui m'entourent, fussent-elles aussi anonymement vulgaires que le mobilier complaisamment qualifié de bancal d'une chambre de passe, me sont un précieux miroir où j'aime à reconnaître ma propre désolation. Mes anciens malheurs, comme il arrive aux gens mal nés, me tirent plus de regrets et m'inspirent davantage de nostalgie que les bonheurs évanouis.Malheurs, bonheurs, ce sont là des mots dont, à vrai dire, le sens m'échappe. Seule compte une certaine exaltation, que je redoute de ne plus éprouver aujourd'hui. Jadis je chérissais mes désespoirs. Rien de plus facile. J'étais, sur commande, heureux ou désespéré. Du pareil au même, pour tout avouer. Les moments de détresse ont une douceur secrète, que l'amour comblé, la réussite ou la fortune ne connaissent pas.

Maintenant, j'ai seulement froid. Froid, au point de me trouver incapable de tracer des signes sur la page, des signes qui me deviennent chaque nuit plus étrangers. Tout, en moi, est saisi par le gel. Une banquise. Du reste, un froid tellement ordinaire, le froid des mots vides, un froid d'usine ruinée, de hangar désert, de toit crevé, un froid de mort, je ne connais pas d'expression plus stupide, est-ce qu'on se représente la mort ? Oui, elle est ici figurée sous les traits d'une femme au front de cire, sous l'aspect figé d'une arène coupée d'ombre et de soleil, avec le profil vacillant, à contre-jour, d'un cheval éventré. L'horreur splendide, mais ce n'est pas la mort. Bons vieux philosophes, vous ne m'aidez guère. Les secours sont aux cent mille diables, embourbés dans le tuffeau pestilentiel de l'Histoire.

Ecoutez-moi, Madame, j'ai froid, je suis épuisé. Une sensation de faim, aussi, atroce ou délicieuse, je ne peux pas expliquer. Vous êtes d'un côté du monde, et moi sur l'autre bord. Je vous regarde lever votre verre et l'approcher de vos lèvres peintes. Existez-vous ? Un irrécusable glaçon cliquette entre les parois de verre. J'attends de vous cette moue qui fronce légèrement les paupières, ce regard en dessous, ce regard en dedans, ce haussement d'épaules à peine perceptible, ce frisson, ce demi-sourire, et cette chute très lente, j'attends d'être fasciné par votre chute, le corps doucement en tas, au pied du bar, parmi le flot dénoué de votre chevelure et les éclats de cristal autour d'une fine étoile de sang. »


Jean-Claude Pirotte, La légende des petits matins, Les Editions de la Table Ronde, 1997