DES CIGALES SOUS LA PAGE
Par Michel Bellin le lundi 30 juillet 2007, 09:35 - Lien permanent
Je suis heureux, vraiment très heureux, de te retrouver ce matin avec les mots de mon cher colporteur, glanés durant cette semaine buissonnière quelque part au fond du Périgord Noir, entre le Mas d'Agenais et Bergerac en passant par la Gironde , nappe d'argent étale aux pieds de la maison du Meunier. Les mots sur l'écran magique m'ont manqué, plus encore ton silence attentif et fidèle qui me tient lieu chaque jour d'amitié clandestine. Mais il fallait bien se rincer les yeux et se faire masser le cœur par toutes les merveilles de notre douce France et l'accueil chaleureux et si prévenant des amies de passage. Sur notre chemin donc, des abbayes cisterciennes, des bastides, des moulins, des écluses, des récitals baroques, des relais gastronomiques et de pimpantes chambres d'hôtes… sans oublier trois fées délicieuses… merci à Marie-Christine, à Marie-Louise et à Micheline, aussi empressée et ardente que Marie de Magdala.
« Que la blancheur de la page soit celle de la table à laquelle tu seras, un jour, convié.
Lecture : fiévreuse amitié avec le premier venu. Grillons dans l'encrier, cigales sous la page, bruissements, murmures, plain-chant du silence. Offrande du solitaire au solitaire. Deux passants sous les grands chênes, l'un écoutant l'autre, à livre ouvert. Que se disent-ils ? Rien assurément qui fonde un nouvel ordre du monde, renouvelle le manège des astres. Plutôt cette seule évidence, marmonnée par Montaigne, l'indolent somnambule, considérant dans sa main une poignée d'argile mêlée à un peu de ciel :
C'est chose tendre que la vie et aysée à troubler.
Blanches années où tu ne savais pas encore lire, à peine marcher. Leur lumière te revient par le vitrail d'un silence. Elle instruit ton procès, elle convoque l'enfant mis en pénitence dans un coin du ciel : ce que tu cherches en vain, remuant les cendres du livre avec une baguette de coudrier, il l'avait depuis toujours trouvé, le petit sauvage.
Entre ses dents de lait, brillait une fleur d'églantier.
Que de livres dans cette chambre, que de chambres dans ces livres. Tournant les pages, tu passes d'une pièce à l'autre et la fin n'est pas d'acquérir, pas même de préserver, mais de t'appauvrir encore, sans cesse encore, jusqu'à reconnaitre en toi des lumières que tes forces n'auraient su trouver, que seule ta faiblesse pouvait inventer.
Tout ce que tu as – et tu as beaucoup trop – il te faudra un jour le rendre à l'essentielle mendiante, la vie tireuse de cartes. Dépliant devant toi l'éventail naïvement colorié de tes heures, elle te demandera en échange jusqu'à ton dernier mot.
Je me souviens de vous, archanges des roseaux, pâles ailes des tilleuls, nuages convalescents, je me souviens très bien de vos ombres sur le livre oublié dans les herbes : longues promenades du bord de l'eau, et chaque seconde passait comme passe l'amoureuse éternelle, éternelle et riante, recueillant dans son tablier la blondeur d'une étoile.
J'entends vos voix de plume, j'entends vos voix de rien, et cette douceur convaincante :
Pourquoi lire, puisque tout est là ? »
Christian Bobin, Le colporteur, Editions Fata Morgana, in L'Enchantement simple et autres textes, Poésie/Gallimard, 2001