André COMTE-SPONVILLE

Tu vas encore, Judith, me trouver trop gentil, trop doux… Que te dire ? L'horreur est vraie aussi, et la haine. Mais justement : que peuvent-elles contre la vérité qui les contient ? Et contre l'amour ? Que l'amour échoue, comme dit encore Christian Bobin, nous le savons bien ! Mais enfin cela ne pourrait valoir, comme argument, que pour ceux qui préfèrent le succès à l'amour, les « gagneurs », comme on dit aujourd'hui, et grand bien leur fasse. Mais pour nous qui préférons l'amour au succès ? Que l'amour échoue, cela ne le réfute pas ! Que prouve la mort contre la vie ? Que prouve l'échec contre le courage ? C'est la vérité du calvaire : l'amour est faible, l'amour souffre, l'amour meurt… C'est à savoir. Mais cela ne retire rien à l'amour, ou cela ne lui retire que ses illusions. Vérité de l'amour : vérité du désespoir. Laissons aux prêtres et aux esprits frivoles les bonnes paroles qui réconfortent, les bonnes petites espérances, les bons petits mensonges qui aident à vivre. L'amour triomphant, l'amour invincible, l'amour immortel… Il y a des croix à tous nos carrefours, qui rappellent bien clairement le contraire.

Alain est indépassable ici : « Si l'on me parle encore du dieu tout puissant, je réponds, c'est un dieu païen, c'est un dieu dépassé. Le nouveau dieu est faible, crucifié, humilié… Ne dites point que l'esprit triomphera, qu'il aura puissance et victoire, gardes et prisons, enfin la couronne d'or… Non. Les images parlent trop haut ; on ne peut pas les falsifier ; c'est la couronne d'épines qu'il aura. » Dieu n'est Dieu que sur la croix : il n'y a donc pas de Dieu, et toute religion est idolâtre. Mais, encore une fois, qu'est-ce que cela retire à l'amour ? à la joie ? à la douceur ? L'esprit de Mozart souffle là (souviens-toi du Concerto pour clarinette…), et la sagesse tragique n'est pas autre chose. Non pas l'amour plus fort que la mort, mais l'amour malgré la mort, et hors de son atteinte tant qu'il dure. Immortel ? Certes pas. Mais éternel, ici et maintenant éternel, oui, sans doute, comme tout ce qui advient et passe. Pur présent de la présence : vérité de l'éphémère. C'est la vie éternelle, et c'est la nôtre, et c'est la seule. « Tout homme est éternel à sa place », disait Goethe lisant Spinoza, et j'en dirais de même de tout amour, et tel est en effet le plus clair message de l'Ethique. L'éternité, c'est maintenant. C'est dire aussi qu'il n'y en a pas d'autre, et c'est où l'on retrouve le désespoir. Le Cantique des Cantiques se trompe. La religion se trompe. L'amour n'est pas plus fort que la mort, pas plus fort que la souffrance, pas plus fort que la haine. S'il l'était, cela se saurait, cela se verrait ! Mais il n'a pas besoin n d'être fort, en tout cas pas besoin d'être le plus fort : la joie lui suffit, la douceur lui suffit, l'amour lui suffit !

Tu vois, chère Judith que Woodstock n'est pas loin, ni l'Orient… Mais l'image qu'en a donnée la jeunesse américaine m'en a plutôt tenu éloigné, par je ne sais quoi de factice ou de spectaculaire. La vérité fait moins de bruit. L'amour fait moins de bruit. Puis toutes ces illusions sur la drogue ou le sexe… L'Orient, quand je m'y suis intéressé, m'a paru plus silencieux, plus simple, plus vrai. Peu importe. Chacun son chemin. Pour aller où ? Nulle part puisque nous y sommes déjà ! Tant que la sagesse est un idéal, elle n'est qu'une folie comme une autre. Ce qu'il y a de révolte ou de mélancolie en toi est plus sage, parce que plus réel, que toute sagesse que tu pourrais rêver. Mais si tu savais les vivre jusqu'au bout, révolte et mélancolie finiraient par se dissoudre, c'est du moins ce qu'enseignent les maîtres, dans cette vérité qui les contient et qu'elles refusent…

Pouvons-nous le vivre ? Je ne sais, et cela n'a pas tellement d'importance. Les maîtres sont plus heureux que nous sans doute, ce n'est pas difficile. Mais pas plus vrais, pas plus réels.« La vie l'emporte », dis-tu… Oui, et elle s'emporte elle-même. La sagesse est de se porter avec elle, par elle, en elle, bonheur ou malheur, sagesse ou folie. C'est la sagesse de Montaigne, la sagesse du vent, et c'est la seule : le vent ne veut rien dire, rien prouver, rien sauver, mais il « s'aime à bruire et à s'agiter », et cela fait comme une musique dans le silence du monde, comme un silence dans le brouhaha des hommes… Oui, Judith, tout ce que je pourrais te dire est comme rien, à côté de ce que le premier vent venu, sans le dire, pourrait nous apprendre. Pas une autre vérité, mais la vérité même : le monde, le silence, l'éternelle fugacité de tout…Ce fut bien doux, pourtant, notre bavardage, comme tu dis, et ce n'était pas autre chose, et c'est tant mieux. Mais il faut bien qu'il s'arrête à présent : nous en oublierions d'écouter le vent…

ICI S'ACHÈVENT LES ENTRETIENS ENTRE JUDITH BROUSTE ET ANDRÉ COMTE-SPONVILLE. MERCI DE TA FIDÈLE ATTENTION !

POST SCRIPTUM : ma suggestion pour prolonger en musique ce dialogue philosophique. Ecouter Mozart, comme le suggère André, en fermant les yeux : dialogue d'amour ou d'amitié, dialogue entre joie et chagrin, souffrance et sérénité, doutes et certitude…dialogue antre les branches qui gémissent et le vent qui s'insinue et joue… et nul ne sait ni d'où il vient ni où il va.
Et pour ceux qui n'ont pas le disque, c'est à écouter sur mon site en retournant au dossier IESCHOUA MON AMOUR, « BO du livre » plage 3, l'andantino du Concerto pour flûte et harpe.


CE BLOG NE SERA PLUS ALIMENTÉ EN RAISON DE QUELQUES JOURS DE VACANCES.

NOUVEAU TEXTE LE LUNDI 30 JUILLET. ET AVANT CHAQUE WEEK-END UNE NOUVELLE SÉRIE APÉRITIVE (en une quarantaine de chapitres hebdomadaires) : MA CURE DE POÉSIETHÉRAPIE qui sans doute te concernera au fil des chapitres, juges-en par le menu : les Belles Lettres contre les piqûres d'insectes… contre la constipation… contre les insomnies… contre la timidité… contre l'éjaculation précoce… contre la déprime… contre la migraine (ça, c'est pour Bellinus !)… contre le mal d'amour etc. UN FEUILLETON DRÔLE, ROBORATIF ET ESSENTIELLEMENT LITTÉRAIRE À NE PAS MANQUER !

Dernier avis aux retardataires : la FIN DE MA SOUSCRIPTION, c'est dans 10 jours !

MERCI DE TA FIDÉLITÉ ET À TRÈS BIENTÔT !